Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/58

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de Hegel abondent en vues aussi neuves que profondes sur tous les points qui intéressent la science, la religion, le droit ? les beaux-arts, la philosophie de Fliistoire et l’histoire de la phi­losophie.

La philosophie de Hegel est loin de pouvoir remplir les hautes destinees qu’elle s’est promises, et de mettre fin aux débats qui ont divisé jus­qu’ici les écoles philosophiques. Elle est loin de répondre aux besoins de l’âme humaine et même de satisfaire complètement la raison. On lui a jus­tement reproché d’avoir son principe dans une ab­straction logique, de mépriser l’expérience et la méthode expérimentale, de vouloir tout expliquer a priori, de faire violence aux faits et à l’histoire, d’avoir une confiance exagérée dans ses formules souvent vides et dans ses principes hypothétiques, d’affecter un ton dogmatique, de s’envelopper dans l’obscurité de son langage. On a surtout at­taqué ce système par ses conséquences religieu­ses et morales. Un Dieu, qui d’abord n’a pas con­science de lui-même, qui crée l’univers et l’ordre admirable qui y règne, sans le savoir, qui suc­cessivement devient minéral, plante, animal et homme, qui n’acquiert la liberté que dans l’hu­manité et lesindividusqui la composent, qui souffre de toutes les souffrances, meurt et ressuscite de toutes les morts, de celle de l’insecte écrasé sous l’herbe comme de celle de Socrate et du Christ, n’est pas le Dieu qu’adore le genre humain. L’im­mortalité de l’âme, quand la mort anéantit la personne et fait rentrer l’individu dans le sein de l’esprit universel, est une apothéose qui équivaut pour l’homme au néant. Le fatalisme est égale­ment renfermé dans ce système, qui confond la liberté avec la raison et qui d’ailleurs explique tout dans le monde par des lois nécessaires, qui n’établit pas de différence entre le fait et le droit, entre ce qui est réel et ce qui est rationnel. Avec de pareils principes, il est inutile de vouloir ex­pliquer les dogmes du christianisme, et de cher­cher l’alliance de la religion et de la philosophie. Aussi ; après la mort de Hegel, la division a éclaté au sein de son école, et plusieurs de ses disciples, tirant les conséquences que le maître s’était at­taché à dissimuler, se sont mis à attaquer ouver­tement ie christianisme.

Qu’on ne s’imagine pas cependant qu’il suffit, pour renverser un système, de l’accabler sous ses conséquences. Ce droit est celui du sens com­mun, mais la position des philosophes est tout autre : un système ne se retire que devant un système supérieur, et encore faut-il que celui-ci lui fasse une place dans son propre cadre. Pour le remplacer, il faut le dépasser, et, avant tout, comp­ter avec lui, le juger ; or jusqu’ici un semblable jugement n’a pas été porté sur la philosophie de Hegel. En Allemagne, toutes les tentatives qui ont été faites pour y substituer quelque chose qui eût un sens et une valeur philosophiques ont été impuissantes. Un seul homme pouvait l’entre­prendre, et sa réapparition sur la scène du monde philosophique a excité la plus vive attente. Mais on ne joue pas deux grands rôles ; ce serait là en particulier un fait nouveau dans l’histoire de la philosophie. Schelling. avant de condamner son ancien disciple, a été obligé de se condamner lui— même, puis il lui a fallu se recommencer, ce qui est plus difficile, pour ne pas dire impossible. D’ailleurs la méthode qu’il a choisie ne pouvait lui assurer un triomphe légitime. Ce n’est pas avec des phrases pompeuses et de magnifiques paroles que l’on, réfuté une doctrine aussi forte­ment constituée que celle de Hegel. Les anathè— rnes ne sont pas des arguments. Ces foudres d’é­loquence ont frappé à côté, et le monument est resté debout. Il fallait se faire logicien pour atta­quer la logique de Hegel, qui est son système tout entier.

Schelling, cependant, a touché la plaie de.a philosophie allemande, l’abus de la spéculation et le mépris de l’observation. Il a reconnu le rôle nécessaire de l’expôrien c et de la méthode expé­rimentale ; mais, au lieu d’entrer dans cette voie et de montrer l’exemple après avoir donné le pré­cepte, il s’est mis à faire des hypothèses et à con­struire de nouveau un système a priori, dont malheureusement les conséquences ne sont pas plus d’accord avec la religion et les croyances mo­rales du sens commun, que celles de la doctrine qu’il a voulu remplacer. L’école hégélienne peut lui renvoyer ses accusations de fatalisme et de panthéisme.

Dans cette revue rapide, bien des noms ont dû être omis. Nous ne pouvons cependant refuseï une place à quelques esprits distingués, qui ont su se faire un système propre, sans parvenir à fonder une école. Parmi eux nous rencontrons en première ligne, Herbart et Krause. Le pre­mier, d’abord disciple de Kant, puis de Fichte, chercha ensuite à se frayer une route indépen­dante. Il entreprit d’appliquer les mathématiques à la philosophie, et de soumettre au calcul les phénomènes de l’ordre moral. Il part de cette hypothèse, que les idées sont des forces, et réduit la vie intellectuelle à un dynamisme : pensée fausse et arriérée, méthode stérile, dernier abus de l’abstraction dans un successeur de Kant et de Fichte. Cependant Herbart a développé son prin­cipe avec beaucoup d’esprit et un remarquable talent de combinaison. Ses ouvrages contiennent des observations fines et des vues ingénieuses. Pour ce qui est de Krause, quoiqu’il n’ait pas manqué d’originalité sur un grand nombre de points, son système se rapproche beaucoup de ce­lui de Schelling. Il partage l’univers en deux sphères, qui se pénètrent mutuellement : celle de la nature excelle de la raison, au-dessus desquelles se place l’Être suprême, l’Éternel. On reconnaît là une variante du système de l’identité. Krause d’ailleurs, pas plus que Schelling, n’a donné une exposition régulière et complète de sa philoso­phie.

Des excès de la spéculation devait naître une réaction dans la philosophie allemande ; après le règne de l’idéalisme, qui est le caractère de tous ces systèmes, un retour au réalisme et à l’empi­risme était inévitable. L’école de Herbart marque déjà cette tendance. Mais c’est surtout un philo­sophe, dont le système longtemps oublié apparaît tardivement sur la scène, qui obtient cette vogue qu’explique l’état général des esprits. Schopen— hauer se distingue d’abord par sa violente polé­mique contre tous les systèmes précédents. Lui— même propose le sien ; il proclame l’observation et l’induction la seule vraie méthode. Comme Herbart, il se prétend disciple de Kant et veut ramener la philosophie allemande à son point de départ. On peut voir en effet dans Kant aussi bien le père du réalisme que de l’idéalisme. Sa distinction des noumènes et des phénomènes ou­vre cette double voie ; l’objet des noumènes étant inaccessible à notre raison, restent les phéno­mènes. Schopenhauer l’a compris. Il réduit le monde à n’être qu’un ensemble de représentations sensibles. Ce qui ne l’empêche pas d’admettre l’absolu (l’en soi) comme force universelle qui, sous le nom de volonté, espèce de fatum aveugle, crée l’univers physique et moral d’une façon in­consciente. En pratique, son nihilisme le conduit au pessimisme. La verve humoristique de ses écrits et son talent d’exposition ne peuvent mas­quer l’incohérence de sa doctrine, mélange de Kantisme de Platonisme et de Spinosisme, etc., ui