Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/62

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les autres les agents de la volonté ; ce centre ne sera jamais l’unité ; il faudra toujours reconnaître autant de corps distincts qu’ii y a d’éléments constitutifs, autant de places différen­tes qu’il y a de nerfs qui en partent ou qui s’y réunissent. Mais il n’en est pas ainsi ; les plus re­centes découvertes en physiologie nous apprennent que les agents physiques du mouvement ont un autre centre, une autre origine que les nerfs de la sensation.’2° Nous n’avons pas seulement con­science d’un seul moi, d’un moi toujours un au milieu de la variété de nos modes et de nos at­tributs ; nous savons aussi être toujours la même personne, malgré les manifestations si diverses de nos facultés et la rapide succession des phé­nomènes de notre existence. Notre identite ne peut pas plus être mise en doute que notre unité ; elle n’est pas autre chose que notre unité elle— même, considérée dans le temps, considérée dans la succession au lieu de l’être dans la variété ; et si on voulait la nier malgré l’évidence, il faudrait nier en même temps le souvenir, par conséquent la pensée, car il n’y a pas de pensée, pas de rai­sonnement, pas d’experience, sans souvenir j il faudrait nier aussi la liberté, qui est impossible sans l’intelligence, et les plus nobles sentiments du cœur, dont le souvenir, c’est-à-dire dont l’i­dentité de notre personne est la condition indis­pensable. Nos organes, au contraire, ne demeurent les mêmes ni par la forme ni par la substance. Au bout d’un certain nombre d’années, ce sont d’autres molécules, d’autres dimensions, d’autres couleurs, un autre volume, une autre consistance, un autre degré de vitalité, et l’on peut dire sans exagération, d’autres organes qui ont pris la place des premiers. Ainsi notre corps se dissout et se reforme plusieurs fois durant la vie, tandis que le moi se sait toujours le même et embrasse dans une seule pensée toutes les périodes de son exis­tence. Ce fait, si étrange qu’il paraisse, n’est pas une hypothèse imaginée par le spiritualisme, c’est le résultat des plus récentes découvertes et des expériences les plus positives· c’est un té­moignage que la physiologie rend au principe même de la science psychologique.

Aux deux preuves que nous venons de citer nous ajouterons une observation générale qui servira peut-être à les compléter et à séparer plus nette­ment le moi de l’organisme. Si les actes de l’in­telligence et les phénomènes du sens intime n’ap­partiennent pas a un sujet distinct, ils rentrent nécessairement dans la physiologie, ils devien­nent, aux termes de cette science, de simples fonctions du cerveau. Or, il n’existe pas la moin­dre analogie entre les actes, entre les phénomè­nes dont nous venons de parler, et des fonctions purement organiques. Celles-ci, quoi qu’on fasse, ne sauraient être connues sans les organes, sans les instruments matériels qui les exécutent, et ne sont elles-mêmes que des mouvements matériels. Qui pourrait se faire une idée exacte, une idée scientifique de la respiration sans savoir ce que c’est que les poumons ? Qui pourrait se représen­ter la circulation sans savoir ce que c’est que le cœur, les artères et les veines ; ou la nutrition sans avoir étudié aucun des organes qui y con­courent ? 11 en est de même des organes sensitifs, par exemple de la vue et de l’ouïe, quand on a distingué leurs fonctions réelles, leur concours physiologique, de la sensation et de la perception qui les accompagnent. Tout au contraire, nous pouvons acquérir par l’observation intérieure une connaissance très-approfondie, très-analytique de nos faultés intellectuelles et morales, et du sujet même de ces facultés, c’est-à-dire du moi consi­déré comme une personne, en même temps que nous serons dans la plus entière ignorau c de la nature et des fonctions du cerveau. La sensation elle-même peut être connue dans son caractère propre, dans son élément psychologique, dans le plaisir ou la douleur qu’elle apporte avec elle, indépendamment de ses conditions matérielles ou de ses rapports avec le système nerveux. Sans doute, ce serait une manière très-complète d’é— tudier l’homme et sa condition pendant la vie, que de l’isoler ainsi au fond de sa conscience, en fermant les yeux sur tous les liens qui rattachent à la terre, sur toutes les forces gui limitent la sienne et dont le concours lui est nécessaire pour attein­dre le but de son existence. Mais, — tout en se trom­pant sur leurs limites, en ignorant leurs condi­tions extérieures et leurs rapports avec le monde physique, il n’en connaîtrait pas moins la vraie nature de ses facultés, de ses modes et de son être proprement dit, de ce qui constitue son moi. Nous nous empressons d’ajouter que cette con­naissance il la demanderait en vain à l’étude des nerfs et de l’encéphale, et en général à des expé­riences faites sur les organes.

A part les faits que nous avons empruntés a la physiologie, et qui n’appartiennent pas direc­tement à notre sujet, qui ne nous éclairent sur la nature de l’àme que par les contrastes, en nous montrant dans l’organisme des caractères tout op­posés, tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ne sort pas du cercle de la psychologie, ou de l’observation de conscience. En effet, comme nous l’avons démontré plus haut, c’est par la conscience que nous connaissons immédiatement et l’unité et l’identité du moi. Sans ces deux conditions la conscience elle-même serait impossible, et elle les réfléchit dans chacun des faits qu’elle nous ré­vèle aussi bien que dans le moi tout entier. Or. l’unité et l’identité du moi suffisent pour le dis­tinguer des organes et de la matière en général. C’est donc par un excès de timidité qu’un philo­sophe moderne (Jouffroy, préface des Esquisesde philosophie morale), d’ailleurs plein d’élévation et défenseur des plus nobles doctrines, a voulu placer en dehors de la psychologie et des faits de conscience la question que nous venons de résou­dre. C’est là un tort sans doute, mais un tort pu­rement logique, dont on n’a pu, sans hypocrisie, faire un crime à l’auteur et à la philosophie elle— même.

Ilest vrai, cependant, que l’àme n’est pas con­tenue tout entière dans ce qui tombe sous la con­science ou dans le moi ; elle est bien plus que le moi, sans en être essentiellement distincte ; car le moi n’est que l’àme parvenue à une certaine expansion de ses facultés, à un certain degré de manifestation qui peut être retardé ou suspendu par la prédominance de l’organisme, sans qu’il en résulte aucune interruption dans l’existence même de notre principe spirituel. Essayez, en ef­fet, d’admettre le contraire ; supposez, pour un in­stant, l’identité absolue de l’àme et du moi : vous aurez aussitôt contre vous les plus formidables objections du matérialisme. Où était votre âme pendant votre première enfance, quand vous n’a­viez pas encore la conscience de vous-même, quand toute votre existence in érieure était bornée à quelques vagues sensations dont le sujet, l’objet et la cause se t’ouvaient confondus dans les mê­mes ténèbres ? Que devient cette âme dans l’éva­nouissement, dans la léthargie, dans le sommeil sans rêves, dans l’idiotisme et la démence ? Mais si, d’une part, je suis obligé de croire à mon iden­tité comme à la condition même de mon existence ; si, d’une autre part, il est prouvé par l’expérience que le fait sans lequel il n’y a plus de moi, que la conscience peut rester absente, s’évanouir et s’éclipser, il est évident qu’il faut étendre au delà

  1. de la cons ien oetdu moi le principe constitutif