Page:Freud - Introduction à la psychanalyse (trad. Jankélévitch), 1923.djvu/360

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

destin à tuer son père et à épouser sa mère, qui fait tout ce qu’il peut pour échapper à la prédiction de l’oracle et qui, n’y ayant pas réussi, se punit en se, crevant les yeux, dès qu’il a appris qu’il a, sans le savoir, commis les deux crimes qui lui ont été prédits. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont été secoués par une violente émotion à la lecture de la tragédie dans laquelle Sophocle a traité ce sujet. L’ouvrage du poète attique nous expose comment le crime commis par Oedipe a été peu à peu dévoilé, à la suite d’une enquête artificiellement retardée et sans cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices : sous ce rapport, son exposé présente une certaine ressemblance avec les démarches d’une psychanalyse. Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par l’amour, s’oppose à la poursuite de l’enquête. Elle invoque,pour justifier son opposition, le fait que beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils vivaient avec leur mère, mais que les rêves ne méritent aucune considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les rêves typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d’hommes, et nous sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la légende.

Il est étonnant que la tragédie de Sophocle ne provoque pas chez l’auditeur le moindre mouvement d’indignation, alors que les inoffensives théories de notre brave médecin militaire ont soulevé une réprobation qui était beaucoup moins justifiée. Cette tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu’elle supprime la responsabilité de l’homme, attribue aux puissances divines l’initiative du crime et révèle l’impuissance des tendances morales de l’homme à résister aux penchants criminels. Entre les mains d’un poète comme Euripide, qui était brouillé avec les dieux, la tragédie d’Oedipe serait devenue facilement un prétexte à récriminations contre les dieux et contre le destin. Mais, chez le croyant Sophocle, il ne pouvait être question de récriminations ; il se tire de la difficulté par une pieuse subtilité, en proclamant que la suprême moralité exige l’obéissance à la volonté des dieux, alors même qu’ils ordonnent le crime. Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de la tragédie, mais elle n’influe en rien sur l’effet