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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mer ni par terre, devant Séville ; car si il y étoit, aucun apparent en seroit au hâvre ; si n’avons que faire de là aller, si vous ne voulez perdre : car pour certain le roi de Castille se tient là, et est la cité de son royaume où il se tient le plus volontiers. » À grand’peine en purent les maronniers être crus. Toutefois ils en forent crus ; et singlèrent toute la bande de Séville, et entrèrent en la mer de Portingal, et vinrent férir au hâvre de Lusebonne. À celle propre heure et à ce propre jour leur faisoit-on en l’église dé Sainte-Catherine en Lusebonne leur obsèque, et étoient les barons et les chevaliers vêtus de hoir ; et les tenoient pour morts. Si devez savoir que la joie y fut très grande quand ils sçurent que ils étoient, com durement que ce fût, arrivés et venus à port de salut. Si se conjouirent et festièrent moult grandement ensemble ; et orent ces chevaliers gascons tantôt oublié les peines de la mer.

Nous nous souffrirons un petit à parler des besognes de Portingal, pour la cause que si très tôt il n’y ot nuls faits d’armes ; et parlerons des besognes de Flandre, et ce qu’il y advint en celle même saison.


CHAPITRE CXXI.


Comment Philippe d’Artevelle, étant élu capitaine de Gand, fit décoller le doyen des tisserands de Gand, et comment le comte de Flandre assiégea la ville de Gand.


En ce temps que ces aventures et ces ordonnances, si comme ci-dessus est dit et recordé, étoient advenues en Angleterre, ne séjournèrent mie les guerres en Flandre, le comte contre les Gantois, et les Gantois contre le comte. Vous savez comment Philippe d’Arlevelle fut élevé en la ville de Gand et élu pour être chef à Gand et souverain capitaine, par la promotion premièrement de Piètre du Bois qui le conseilla, à l’entrer en l’office, qu’il fût crueulx et mauvais, afin qu’il se fit craindre. Philippe retint bien de son école et de sa doctrine ; car il n’ot mie été longuement en l’office de gouverner Gand, quand il en fit tuer et décoller devant lui douze : et disent les aucuns que ceux avoient été principalement à la mort de son père ; si en prit la vengeance. Et commença à régner en grand’puissance[1], et à lui faire craindre et aussi aimer de moult gens, et espécialement des compagnons qui suivoient les routes et les armées. À ceux-là, pour à eux faire leur main et être en leur grâce, n’y avoit rien refusé ni repris ; tout étoit abandonné.

Or me peut-on demander comment ceux de Gand faisoient leur guerre ; et je leur en répondrai volontiers, selon ce que depuis je leur en ai ouï parler. Ils étoient si bien d’accord, que tous mettoient la main à la bourse quand il besognoit ; et se tailloient les riches quand il étoit de nécessité, selon leur quantité, et déportoient les pôvres ; et ainsi par celle unité qu’ils orent, durèrent-ils en grand’puîssance. Et si est Gand, à tout considérer, une des plus fortes villes du monde ; puisque Brabant, Hainaut, Hollande ni Zélande ne le veulent point guerroyer ; mais au cas que ces quatre pays lui seroient contraires avecques Flandre, ils seroient enclos, perdus et affamés. Or ne leur furent oncques ces pays dessus dits contraires, ni ennemis ; de quoi leur guerre en étoit plus belle ; et en durèrent plus longuement.

En ce temps, et en la nouvelleté de Philippe d’Artevelle, fut le doyen des tisserands accusé de trahison ; si fut pris et mis en prison ; et pour trouver la vérité de ce dont il étoit accusé, on alla en sa maison. Si trouva-t-on la poudre de salpêtre toute nouvelle, ni on ne s’en étoit point aidé en toute l’année à siége qu’il y eût fait. Si fut cil doyen décollé et traîné aval la ville par les épaules, comme traître, pour donner exemple aux autres.

Or s’avisa le comte de Flandre qu’il viendroit mettre le siége devant Gand. Si fit un grand mandement de chevaliers, d’écuyers et des gens de ses bonnes villes, et envoya à Malignes dont il ot aussi grands gens. Si manda ses cousins messire Robert de Namur et messire Guil-

  1. Il créa pour les Gantois le code suivant (voyez Meyer, année 1381) :

    Quicumque homicidium faciat, capite truncator. Omnes invicem inimicitiæ, ad usque quartum decimum diem post pacem cum comite factam, suspendantor. Quicumque absque vulnere pugnet, quadraginta per dies pane tantum et aqua pastus in carcere clauditor. Quicumque in cauponis permictis enormiter juret, aleam ludat, aut turbam ciat, pane similiter et aqua dies 40 pœnitemiam in carcere agito. Ad commune concilium tam pauper quant dives accedito, sentemiamque dicito. Unud duntaxat in urbe trapezita, quique justus sit in officio, statuitor. Ratio bonorum reipublicæ singulis mensibus, habetor. Omnis civis inquilinusque Gandensis manicam sibi albam in qua sit pictum Juva, Deus, conficito.