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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CXCVIII.


Comment après la déconfiture des Flamands le roi vit mort Philippe d’Artevelle, qui fut pendu a un arbre.


Ainsi furent en ce temps sur le Mont-d’Or les Flamands déconfits, et l’orgueil de Flandre abattu, et Philippe d’Artevelle mort ; et de la ville de Gand ou des tenances de Gand, morts avecques lui jusques à neuf mille hommes. Il y ot mort ce jour, ce rapportèrent les héraults, sur la place, sans la chasse, jusques à vingt six mille hommes et plus ; et ne dura point la bataille jusques à la déconfiture[1], depuis qu’ils assemblèrent, heure et demie. Après cette déconfiture, qui fut très honorable et profitable pour toute chrétienté et pour toute noblesse et gentillesse, car si les vilains fussent là venus à leur entente, oncques si grands cruautés ni horribletés ne avinrent au monde que il fût avenu par les communautés qui se fussent partout rebellées et détruit gentillesse, or se avisent bien ceux de Paris atout leurs maillets, que dirent-ils quand ils sçurent les nouvelles que les Flamands sont déconfits à Rosebecque, et Philippe d’Artevelle, leur capitaine, mort ? Ils n’en furent mie plus lies ; aussi ne furent autres bons hommes en plusieurs villes.

Quand celle bataille fut de tous points achevée, on laissa convenir les fuyans et les chassans : on sonna les trompettes de retrait ; et se retraist chacun en son logis, ainsi comme il devoit être. Mais l’avant-garde se logea outre la bataille du roi, où les Flamands avoient été logés le mercredi ; et se tinrent tous aises en l’ost du roi de France. De ce qu’ils avoient, ce étoit assez ; car étoient rafreschis et ravitaillés des pourvéances qui venoient de Yppre. Et firent la nuit ensuivant trop beaux feux en plusieurs lieux aval l’ost, des plançons des Flamands qu’ils trouvèrent ; car qui en vouloit avoir il en avoit tantôt recueilli et chargé son col.

Quand le roi de France fut retrait en son logis et en ot tendu son pavillon de vermeil cendal[2] moult noble et moult riche, et il fut désarmé, ses oncles et plusieurs barons de France le vinrent voir et conjouir ; ce fut raison. Adonc lui alla-t-il souvenir de Philippe d’Artevelle, et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Ce Philippe, s’il est vif ou mort, je le verrois volontiers. » On lui répondit que on se mettroit en peine du voir. Il fut crié et noncié en l’ost que, quiconque trouveroit Philippe d’Artevelle on lui donneroit dix francs. Donc vissiez varlets avancer entre les morts, qui jà étoient tout dévêtus aux pieds. Ce Philippe, pour la convoitise du gagner, fut tant quis qu’il fut trouvé et reconnu d’un varlet qui l’avoit servi longuement et qui bien le connoissoit[3] ; et fut apporté et traîné devant le pavillon

  1. Le moine de Saint-Denis décrit cette bataille d’une manière plus honorable pour les Flamands : « Le soleil sembla combattre pour nous en éclairant nos gens, et en dardant ses rayons contre les Flamands pour les éblouir. Le commencement de ce grand combat fut d’autant plus âpre, que la haine était extrême entre les deux partis. Chacun méprisait sa vie pour arracher celle de son ennemi à coups d’épée ou d’épieu, et la multitude des Gantois rendit leur corps de bataille si épais, que non-seulement il fut impossible d’abord de l’enfoncer, mais qu’il fallut reculer un pas et demi. Ils maintinrent assez bien cet avantage, et pour en dire la vérité, selon que je l’ai apprise de ceux mêmes qui s’y trouvèrent, le succès fut un peu pire que douteux de notre part, et les affaires étaient en grand péril, sans le bonheur d’un stratagème qui les rétablit, et auquel on doit l’honneur de la victoire.

    « Quelqu’un, dont on a jusqu’à présent ignoré le nom, comme s’il était descendu du ciel, s’écria hautement : « Courage, mes bons amis, voilà les vilains paysans en fuite ; ils nous tournent le dos. » Et en même temps voici toute leur avant-garde qui regarde en arrière pour voir s’il étoit vrai qu’ils fussent abandonnés de leurs compagnons. Les Français, animés de cette bonne nouvelle, profitent de l’occasion pour regagner l’avantage qu’ils avaient perdu ; ils les poussent ; et se voyant fort à propos secourus par les deux ailes qui n’avaient point combattu, et qui accoururent avec plus de furie que d’ordre, ils donnent si bravement de droite et de gauche, qu’ils ébranlent ce grand corps, le renversent et portent partout la mort ou une épouvante mortelle. La terre fut inondée d’un déluge de sang, et la bataille des ennemis se trouva si pressée du grand nombre des morts qui l’environnait, qu’il ne leur resta plus ni chemin pour s’enfuir ni de champ et d’espace pour se défendre, dans une si grande nécessité de combattre pour mourir avec plus d’honneur.

  2. Étoffe de soie dont on faisait les bannières et l’oriflamme.
  3. Le moine de Saint-Denis raconte ce fait ainsi qu’il suit :

    « Le corps de Philippe d’Artevelle entassé sous des tas de morts ne put être découvert que le lendemain, par le secours d’un Flamand qui conservait à peine un reste de vie, tant il était affoibli par ses blessures ; ce Flamand ayant été conduit au milieu du champ de bataille retrouva son cadavre et répandit à cette vue un torrent de larmes. Amené devant le roi de France, il déclara en gémissant que c’était là Philippe d’Artevelle, de la main duquel il devait recevoir la veille l’ordre de chevalerie. Le roi, enchanté de cette découverte, promit à ce Flamand son pardon et même sa faveur s’il voulait devenir Français ;