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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ailes et les cuisses tant seulement, et guère aussi ne buvoit. Il prenoit en toutes menestrandie grand ébatement, car bien s’y connoissoit. Il faisoit devant lui ses clercs volontiers chanter chansons, rondeaux et virelais. Il séoit à table environ deux heures, et aussi il véoit volontiers étranges entremets, et iceux vus, tantôt les faisoit envoyer par les tables des chevaliers et des écuyers.

Briévement et tout ce considéré et avisé, avant que je vinsse en sa cour je avois été en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames, mais je n’en fus oncques en nulle qui mieux me plût, ni qui fût sur le fait d’armes plus réjouie comme celle du comte de Foix étoit. On véoit, en la salle et ès chambres et en la cour, chevaliers et écuyers d’honneur aller et marcher, et d’armes et d’amour les oyoit-on parler. Toute honneur étoit là dedans trouvée. Nouvelles de quel royaume ni de quel pays que ce fût là dedans on y apprenoit ; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur, elles y appleuvoient et venoient. Là fut-je informé de la greigneur partie des faits d’armes qui étoient avenus en Espaigne, en Portingal, en Arragon, en Navarre, en Angleterre, en Escosse et ès frontières et limitation de la Langue d’Oc ; car là vis venir devers le comte, durant le temps que je y séjournai, chevaliers et écuyers de toutes ces nations. Si m’en informois, ou par eux ou par le comte qui volontiers m’en parloit.

Je tendois trop fort à demander et à savoir, pour tant que je véois l’hôtel du comte de Foix si large et si plantureux, que Gaston le fils du comte étoit devenu, ni par quel incidence il étoit mort ; car messire Espaing de Lyon ne le m’avoit voulu dire. Et tant en enquis que un écuyer ancien et moult notable homme le me dit. Si commença son conte ainsi en disant :

« Voir est que le comte de Foix et madame de Foix sa femme ne sont pas bien d’accord, ni n’ont été trop grand temps a ; et la dissension qui vient entr’eux est mue du roi de Navarre qui fut frère à celle dame ; car le roi de Navarre piégea le seigneur de Labreth ; que le comte de Foix tenoit en prison, pour la somme de cinquante mille francs. Le comte de Foix qui sentoit ce roi de Navarre cauteleux et malicieux, ne les lui voulut pas croire, dont la comtesse de Foix avoit grand dépit et grand’indignation envers son mari, et lui disoit : « Monseigneur, vous portez peu d’honneur à monseigneur mon frère quand vous ne lui voulez croire cinquante mille francs. Si vous n’aviez plus jamais des Hermignas ni des Labrissiens que vous avez eu, si vous devroit il suffire. Et vous savez que vous me devez assigner pour mon douaire les cinquante mille francs, et ceux mettre en la main de monseigneur mon frère ; si ne pouvez être mal payé. » — « Dame, dit-il, vous dites voir, mais si je cuidois que le roi de Navarre dût là contourner ce paiement, jamais le sire de Labreth ne partiroit d’Ortais, si serois payé jusques au derrain denier ; et puisque vous en priez je le ferai, non pas pour l’amour de vous, mais pour l’amour de mon fils. »

« Sur celle parole, et sur l’obligation du roi de Navarre qui en fit sa dette envers le comte de Foix, le sire de Labreth fut quitte et délivré ; et se tourna François, et s’en vint marier en France à la sœur du duc de Bourbon[1]. Et paya à son aise au roi de Navarre, auquel il étoit obligé, cinquante mille francs ; mais cil point ne les envoyoit au comte de Foix. Lors dit le comte à sa femme. « Dame, il vous faut aller en Navarre devers votre frère le roi ; et lui dites que je me tiens mal content de lui, quand il ne m’envoie ce qu’il a reçu du mien. » La dame répondit que elle iroit volontiers ; et s’en départit du comte avec son arroi, et s’en vint à Pampelune devers son frère qui la reçut liement. La dame fit son message bien et à point. Quand le roi l’ot entendue, si répondit et dit : « Ma belle sœur, l’argent est vôtre, car le comte de Foix vous en doit douer[2], ni jamais royaume de Navarre ne partira, puisque j’en suis au-dessus. » — « Ha ! monseigneur, dit la dame, vous mettez trop grand’haine par celle vole entre monseigneur et nous ; et si vous tenez votre propos, je n’oserai retourner en la comté de Foix, car monseigneur m’occiroit et diroit que je l’aroie déçu. » — « Je ne sais, dit le roi qui ne vouloit pas remettre l’argent arrière, que vous ferez, si vous demeurerez ou retournerez ; mais je suis chef de cet argent, et à moi en appartient pour vous, mais jamais ne partira de Navarre. » La

  1. Arnaud Amanjeu, comte d’Albret, épousa Marguerite, fille de Pierre Ier, duc de Bourbon. Il mourût en 1401.
  2. Faire un douaire.