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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

par semblable cas, le cerf de sa nature aime les chiens. Ainsi peut-il avenir de l’ours dont vous m’avez fait votre conte, ou que la dame y sait autre chose ou savoit que elle ne désist pour l’heure. Si la doit-on tenir pour excusée. » L’écuyer répondit : « Il peut être. » Ainsi finâmes-nous notre conte.

CHAPITRE XV.

De la grand’fête que le comte de Foix faisoit de Saint Nicolas et des faits d’armes que Bascot de Mauléon conta à sire Jean Froissart.


Entre les solemnités que le comte de Foix fait des hauts jours solemnels de l’an, il fait trop solemnellement grand’compte et grand’fête, où qu’il soit, ce me dit un écuyer de son hôtel, le tiers jour que je fus venu à Ortais, de la nuit Saint-Nicolas en hiver. Et en fait faire solemnité par toute sa terre, aussi haute et aussi grande et plus que le jour de Pâques ; et j’en vis bien l’apparent, car je fus là à tel jour. Tout le clergé de la ville d’Ortais et toutes les gens, hommes, femmes et enfans en procession allèrent querre le comte au chastel ; lequel tout à pied, avec le clergé et les processions, partit du chastel. Et vinrent à l’église Saint-Nicolas, et là chantoient un psaume du psaultier David qui dit ainsi : Benedictus Dominus meus, qui docet manus meas ad prælium et digitos meos ad belium. Et quand celle psaume étoit finie, ils la recommençoient toudis ; et ainsi fut amené jusques à l’église, et là fut fait le divin office, aussi solemnellement comme le jour de Noël ou de Pâques on feroit en la chapelle du pape ou du roi de France ; car à ce temps il avoit grand’foison de bons chantres. Et chanta la messe pour le jour l’évêque de Pammiers ; et là ouïs sonner et jouer des orgues aussi mélodieusement comme je fis oncques en quelconque lieu où je fusse. Brièvement, à parler vérité et par raison, l’état du comte Foix, qui régnoit pour ce temps que je dis, étoit tout parfait ; et il de sa personne si sage et si percevant que nul haut prince de son temps ne se pouvoit comparer à lui de sens, d’honneur et de largesse.

Les fêtes de Noël qu’il tint moult solemnelles, là vit-on venir en son hôtel foison de chevaliers et d’écuyers de Gascogne, et à tous il fit bonne chère. Et là véis le Bourg d’Espaigne, duquel et de sa force messire Espaing de Lyon m’avoit parlé. Si l’en vis plus volontiers. Et lui fit le comte de Foix bon semblant. Là vis chevaliers d’Arragon et anglois lesquels étoient de l’hôtel du duc de Lancastre, qui pour ce temps se tenoit à Bordeaux, à qui le comte de Foix fit bonne chère et donna de beaux dons. Je me accointai de ces chevaliers ; et par eux fus-je lors informé de grand’foison de besognes qui étoient avenues en Castille, en Navarre et en Portingal, desquelles je parlerai clairement et pleinement quand temps et lieu en sera.

Là vis venir un écuyer gascon qui s’appeloit le Bascot de Mauléon ; et pouvoit avoir pour lors environ soixante ans, appert homme d’armes par semblant et hardi ; et descendit en grand arroi en l’hôtel où je étois logé à Ortais, à la Lune, sur Ernaulton du Pan. Et faisoit mener sommiers autant comme un grand baron ; et étoit servi lui et ses gens en vaisselle d’argent. Et quand je l’ouïs nommer et vis que le comte de Foix et chacun lui faisoit grand’fête, si demandai à messire Espaing de Lyon : « N’est-ce pas l’écuyer qui se partit du chastel de Trigalet quand le duc d’Anjou sist devant Mauvoisin ? » — « Oil, répondit-il, c’est un bon homme d’armes pour le présent et un grand capitaine. » Sur celle parole je m’accointai de lui, car il étoit en mon hôtel ; et m’en aida à accointer un sien cousin gascon, duquel j’étois trop bien accointé, qui étoit capitaine de Carlac en Auvergne, qui s’appeloit Ernauton, et aussi fit le Bourg de Campane. Et ainsi qu’on parole et devise d’armes, une nuit après souper, séant au feu et attendant la mie-nuit que le comte de Foix devoit souper, son cousin le mit en voie de parler et de recorder de sa vie et des armes où en son temps il avoit été, tant de pertes comme de profits, et trop bien lui en souvenoit. Si me demanda : « Messire Jean, avez-vous point en votre histoire ce dont je vous parlerai ? » Je lui répondis : « Je ne sais. Aie ou non aie, faites votre conte ; car je vous oy volontiers d’armes, car il ne me peut pas du tout souvenir, et aussi je ne puis pas avoir été de tout informé. » — « C’est voir, » répondit l’écuyer. À ces mots il commença son conte et dit ainsi :

« La première fois que je fus armé, ce fut sous le captal de Buch à la bataille de Poitiers ; et de bonne étrenne je eus en ce jour trois prisonniers, un chevalier et deux écuyers, qui me