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LIVRE III.

quelle achoison ils ont fait ce que ils ont fait. » Messire Regnault répondit : « Volontiers. » Il se mit au chemin, et prit de sa charge jusques à deux cens lances, et chevaucha vers Saint-Yrain, et fit tant que il y vint ; et envoya devant un héraut pour noncier sa venue : lequel parla aux barrières qui étoient closes à ceux de la ville, et fit son message ; et lui fut répondu en disant : « Nous connoissons bien messire Regnault Limousin pour un gentil et vaillant chevalier, et savons bien qu’il est maréchal du roi ; et peut bien venir jusques à ci, si il lui plaît ; et tout désarmé entrera-t-il en la ville, autrement non ; et si il a à parler à nous, il y parlera. » Ce fut tout ce que le héraut rapporta arrière à messire Regnault, et messire Regnault dit : « Je ne viens pas ci pour eux porter contraire ni dommages, mais pour savoir leur entente, et il m’est autant à entrer en la ville désarmé comme armé, tant que j’aie parlé à eux. » Si se départit lors du lieu où il étoit et chevaucha, lui sixième tant seulement, sans armes, et laissa ses gens derrière, et vint mettre pied à terre droit devant la barrière. Quand on le vit en cel état, ceux qui étoient à la barrière lui ouvrirent et abaissèrent le pont, et ouvrirent la porte, et le mirent en la ville, et lui firent bonne chère. Lors s’assemblèrent tous les hommes de la ville en une place ou carrefour, et là commença à parler à eux, et leur dit : « Entendez, vous qui en celle ville demeurez ; je suis ci envoyé de par le roi, et m’est commandé que je vous demande à quelle entente vous vous êtes rebellés, et avez clos vos portes et occis les gens du roi qui le venoient servir. Sachez que le roi est trop durement courroucé sur vous, car il est informé que vous avez pris en saisine les deux chastels de celle ville qui sont de son héritage, et y voulez mettre ses adversaires de Portingal. » — « Sauve soit votre grâce, messire Regnault, ce répondirent-ils, nous ne les y voulons pas mettre, ni aussi les rendre en autres mains ni seigneurie que à celle du roi de Castille de qui nous les tenons, mais que il nous gouverne ou fasse gouverner en paix et en justice. Et ce que nous faisons et avons fait, ce a été pour la coulpe et outrage des robeurs et pillards, Bretons et autres, que on avoit logés en celle ville, et par leur outrage ; car si nous fussions Sarrasins ou pieurs gens, si ne nous pouvoient-ils pis faire, comme de efforcer nos femmes et nos filles, rompre nos huches, effondrer nos tonneaux de vin, nous battre et meshaigner, quand nous en parlions. Si ne vous devez pas émerveiller, quand nous véons tels outrages faire sur nous et sur le nôtre de ceux qui nous dussent garder, si nous nous en courrouçons, car on se courrouce bien pour moins. Si pouvez dire au roi tout ce, et remontrer, s’il vous plaît. Mais nous sommes d’un accord que notre ville, pour homme qui voise ni qui vienne, ne l’ouvrirons ni pour François ni pour Bretons recueillir, fors le corps du roi proprement, et ceux que il lui plaira, sans nous oppresser ni faire nulle violence. »

Quand messire Regnault Limousin les ouït parler de tel langage, si se raffrena ; et lui sembla assez que ils n’avoient pas le plus de tort si ils avoient bouté hors leurs ennemis de leur ville. Si leur dit : « Oh ! bonnes gens, je vous ai bien ouï et entendu. Vous demeurerez en votre pays, et je m’en retournerai en l’ost devers le roi, et lui dénoncerai toutes les paroles que vous m’avez dites, et en bonne vérité je serai pour vous. » Ceux répondirent : « Monseigneur, grands mercis ! nous nous confions bien en vous, que si le roi est duement informé sur nous, que vous nous serez un bon moyen. » À ces mots prit congé messire Regnault Limousin et se partit de la ville ; et monta à cheval, et retourna à ses gens qui l’attendoient sur les champs, et puis chevaucha tant qu’il vint en l’ost devant Lussebonne et descendit en son logis ; et puis alla devers le roi et lui recorda tout ce que il avoit vu et trouvé en ceux de Saint-Yrain. Quand le roi en sçut la vérité, si dit : « Par ma foi, ils ont fait sagement, si ils se sont mis assurs de ces pillards bretons. »

Or advint ainsi que, quand messire Geffroy de Partenay et messire Geffroy Ricon et leurs routes virent que ils n’auroient autre chose de ceux de Saint-Yrain, et que le roi de Castille s’en dissimuloit, si en furent durement courroucés ; et dirent entre eux : « Nous devons bien avoir laissé le royaume de France et être venus en ce pays servir le roi d’Espaigne, quand nous sommes ainsi ravalés de vilains et ne nous en veut-on faire droit. La chose ne demeurera pas ainsi. Il doit venir temprement grand’foison de Gascons. Nous souffrirons tant qu’ils seront venus, et puis nous accorderons ensemble, et eux nous