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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

si il plaît à Dieu, en bonne santé. » — « Tôt achevée ! dit le comte de Foix ; et non pas sitôt. Or primes prend-elle son commencement, car il y a un nouvel roi en Portingal. Si ont mandé secours en Angleterre ; et se taille celle chevauchée et celle armée où vous allez à durer un long temps et vous tenir sur les champs, car point ne serez combattu jusques à ce que le duc de Lancastre et ses gens soient venus ; et par ainsi vous seront cher vendus les gages que vous avez pris. » — « Monseigneur, répondirent-ils, puisque nous avons exploité si avant, nous parferons le voyage. » — « Dieu y ait part ! dit le comte. Or, allons dîner, il est heure. »

Lors s’en vint le comte avecques ses barons et chevaliers, et se mit en la salle où les tables étoient mises. Si dînèrent grandement à loisir, et furent servis de tous biens si comme le jour appartenoit. Après dîner le comte de Foix enmena les chevaliers en ses galeries, et si comme il avoit d’usage de ruser[1], de solacier et de galer après dîner, il entra à eux en parole, et dit : « Beaux seigneurs, je vous vois envis partir de mon pays ; non pas que je sois courroucé de votre avancement et honneur, car en tous états je le vous voudrois augmenter et exaulser volontiers, mais j’ai grand’pitié de vous, car vous êtes toute la fleur de la chevalerie de mon pays de Berne ; si vous en allez en lointaines marches et en étranges pays guerroyer. Je vous conseille, autre fois le vous ai-je dit, que vous vous déportez de ce voyage et laissiez le roi d’Espaigne et le roi de Portingal faire leur guerre ensemble, car elle ne vous compète en rien. » — « Monseigneur, répondirent-ils, sauve soit votre honneur, nous ne pouvons pas ainsi faire ; et mieux savez que vous ne dites, si il le vous plaît à entendre, car nous avons reçu les gages et les dons du roi de Castille, si les nous faut desservir. » — « Or, dit le comte, vous parlez bien, mais je vous dirai qu’il vous aviendra de ce voyage. Ou vous retournerez si povres et si nuds que les poux vous étrangleront et les croquerez entre vos ongles (adonc leur montra comment et mit ses deux pouces ensemble), ou vous serez ou tous morts ou tous pris. » Les chevaliers commencèrent à rire, et dirent : « Monseigneur, il nous en faut attendre l’aventure. »

Adonc entra le comte en autres paroles, et laissa cestes ester ; et leur remontra en parlant la manière et la nature des Espaignols, et comment ils sont ords et pouilleux, et fort envieux sur le bien d’autrui, et que sur ce ils eussent bon avis et bon conseil. Et quand il ot parlé de plusieurs choses, il demanda vin et épices. Si but, et burent tous ceux qui là étoient. Lors prit-il congé à eux et bailla à chacun la main, et commanda à Dieu, et puis rentra en sa chambre ; et les chevaliers montèrent au pied du chastel ; et jà étoient leurs gens et leurs harnois partis et venus à Sauveterre, et là vinrent loger ce soir ; et lendemain se départirent et entrèrent en la terre des Bascles, et prindrent le chemin de Pampelune ; et partout passoient sûrement, car ils payoient ce que ils prenoient.

En ce temps que le roi de Castille séoit devant Lussebonne, et avoit sis jà environ un an, se rebellèrent ceux de la ville de Saint-Yrain contre le roi de Castille, et clorent leurs portes, et distrent que nuls François ni Espaignols n’entreroient en leur ville, pour les dommages et oppressions que on leur faisoit. Et veulent dire les aucuns que ce fut par la coulpe des gens messire Geffroy Ricon et de messire Geffroy de Partenay qui menoient routes de Bretons qui prenoient et pilloient quant que ils trouvoient, et rien ne savoient que c’étoit de payer. Si se saisirent les citoyens de la ville des deux chastels, et distrent que ils les tiendroient contre tout homme qui mal leur feroit ou voudroit faire.

À ce jour que ils se rebellèrent, ils occirent plus de soixante Bretons pillards, et eussent occis Geffroy de Partenay, mais il se sauva par les murs de la ville qui répondoient à son hostel. Adonc se recueillirent François et Bretons qui étoient là en route, et livrèrent à ceux de Saint-Yrain un jour tout entier grand assaut ; mais ils y perdirent plus que il n’y gagnèrent, et si n’y firent rien.

Les nouvelles vinrent en l’ost au roi de Castille que ceux de Saint-Yrain étoient tournés Portingalois et près de rendre la ville et les chastels au roi de Portingal, et que ils s’en étoient mis en saisine. Quand le roi ouït ces nouvelles, si fut moult pensif ; et appela son maréchal messire Regnault Limousin, et lui dit : « Prenez cent ou deux cens lances en votre compagnie, et allez voir à Saint-Yrain que c’est, et à quelle entente les hommes de la ville se sont rebellés, et par

  1. Voir familièrement quelqu’un.