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LIVRE III.

cheval et s’en retournèrent à Saint-Yrain ; et recordèrent tout ce que ils avoient vu et trouvé au roi, et la réponse que messire Regnault avoit faite de par le roi. Si en furent grandement réjouis. Adonc fut la ville appareillée très richement contre la venue du roi, et les chaussées jonchées de fresches herbes. Si y entra le roi à heures de vêpres, et se logea au chastel que on dit au Lion, et ses gens se logèrent en la ville, ceux qui loger se purent, et la greigneur partie aux champs et ès villages d’environ. Si y fut le roi bien un mois, et demeura la chose ainsi : qui plus y avoit mis plus y avoit perdu.

CHAPITRE XIX.

Ci parle d’une moult merveilleuse et piteuse bataille qui fut à Juberot entre le roi de Castille et le roi de Portingal.


Endementres que le roi se tenoit et séjournoit à Saint-Yrain, vinrent les Gascons de Béarn à belle compagnie de gens d’armes. Messire Regnault Limousin chevaucha à l’encontre d’eux et les recueillit doucement et grandement, ainsi que bien faire le savoit ; et mena les capitaines devers le roi qui ot très grand’joie de leur venue, et commanda à messire Regnault qu’ils fussent bien logés et à leur aise, car il le vouloit. Il le fit tel que ils s’en contentèrent. Ainsi se portèrent les besognes ; et se tint le roi à Saint-Yrain et toutes ses gens là environ. Et tenoit bien lors sur les champs le roi Jean de Castille quatre mille hommes d’armes et trente mille d’autres gens. Si appela une fois les barons de France pour avoir conseil à eux comment il se pourroit maintenir en celle guerre, car il avoit sis longuement et à grands frais devant Lussebonne et si n’y avoit rien fait ; et crois bien que si les Gascons ne fussent là venus, qui rafreschirent le roi de courage et de volonté, il se fût parti de Saint-Yrain et retrait vers Burges ou en Galice, car ses gens s’ennuyoient de tant être sur les champs.

Quand ces chevaliers de France et de Béarn furent venus devant le roi, il parla et dit : « Beaux seigneurs, vous êtes tous gens de fait et usagers et appris de guerre, si vueil avoir conseil et collation avecques vous, comment je me pourrai maintenir contre ces Lussebonnois et Portingalois : ils m’ont tenu aux champs jà bien un an, et si n’ai rien exploité sur eux. Je les cuidois attraire hors de Lussebonne et en place pour eux combattre, mais ils n’en ont eu nulle volonté. Et veulent mes gens, et me conseillent, que je donne pour le temps présent à toutes manières de gens congé, et que chacun s’en retourne à son hôtel. Et vous qu’en dites-vous ? »

Les chevaliers de France et de Béarn, qui étoient nouvellement venus en l’ost du roi et qui désiroient les armes, et n’avoient encore rien fait, mais vouloient desservir leurs gages, répondirent : « Sire, vous êtes un puissant homme de terre, et petit vous coûte la peine et le travail de votre peuple, espécialement quand ils sont sur le leur. Nous ne disons pas, si ils étoient en étranges pays hors de toutes pourvéances, que ils ne vous dussent donner ce conseil, car là seroit la peine et le dommage trop grand sans comparaison, car ils sont ci presque aussi aises, si comme nous pouvons voir et connoître, comme si ils étoient en leurs hôtels. Si vous disons, non pas par manière d’arrêt de conseil, car vous êtes sage assez par votre haute prudence pour le meilleur élire, que vous teniez encore les champs ; car bien les pouvez tenir jusques à la Saint-Michel. Espoir s’assembleront vos ennemis et se trairont sur les champs, quand le moins vous en donnerez de garde ; et si ils le font ainsi, sans faute ils seront combattus. Nous en avons très grand désir que nous les puissions voir ; et moult nous a coûté de peine et de travail de nous et de nos chevaux, avant que nous soyons venus en ce pays ; si ne serons jà de l’opinion de vos gens que nous ne les voyons. » — « Par ma foi ! répondit le roi, vous parlez bien et loyaument ; et de celle guerre et d’autres je userai d’ores-en-avant par votre conseil, car monseigneur mon père et moi n’y trouvâmes oncques que grand’loyauté ; et Dieu ait merci de l’âme de messire Bertran du Guesclin, car ce fut un loyal chevalier par lequel nous eûmes en son temps plusieurs belles et grandes recouvrances. »

Les paroles des consaulx et toutes les réponses que le roi Damp Jean de Castille ot ce jour avecques les chevaliers de France et de Béarn furent sçues entre les comtes et les barons d’Espaigne. Si en furent durement courroucés pour deux raisons. L’une fut, pour tant que le roi à leur semblant avoit greigneur fiance