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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

aux étranges que en eux, qui étoient ses hommes liges et qui l’avoient couronné ; l’autre fut, que les chevaliers de France donnoient conseil au roi de eux là tenir, et si étoient tous lassés de guerroyer. Si en parlèrent entre eux en plusieurs manières, non en public, mais en requoi, et disoient : « Le roi ne sait guerroyer fors que par François, et aussi ne fit oncques son père. » Là commencèrent-ils à avoir envie sur les François ; et bien s’en apercevoient li varlets et li fourrageurs des chevaliers gascons et françois, car on avoit ceux de France et ceux d’un langage[1] tous logés ensemble. Mais quand les Espaignols en fourrageant étoient plus forts que les François, ils leur tolloient et ôtoient leurs pourvéances ; et étoient battus et meshaignés ; tant que les plaintes en vinrent au roi. Adonc le roi en blâma grandement son maréchal, messire Regnault Limousin, en disant pourquoi il n’y avoit pourvu. Le maréchal de l’ost s’excusa et dit que, si Dieu lui put aider, il n’en savoit rien et que il y pourverroit. Si établit tantôt sur les champs gens d’armes qui gardoient les pas, parquoi les fourrageurs françois chevauchoient sûrement ; et encore avecques tout il fit faire un ban et un commandement : que toutes manières de gens qui avoient vivres et pourvéances les apportassent ou fissent amener à sommiers ou autrement en l’ost devant Saint-Yrain, auxquelles choses on mit prix raisonnable. Si en eurent les étrangers largement, car il convenoit, par l’ordonnance du ban, que ils en fussent servis avant tous autres ; dont les Espaignols eurent grand dépit de celle ordonnance.

Or advint qu’en la propre semaine que le roi de Castille se délogea, lui et toutes ses gens, du siége de Lussebonne, entrèrent au hâvre de Lussebonne trois grosses nefs chargées de gens d’armes anglois et archers ; et pouvoient être en somme environ cinq cens, que uns que autres ; et vous dis que les trois parts étoient compagnons aventureux hors de tous gages, de Calais, de Chierbourch, de Brest en Bretagne et de Mortaigne en Poitou, lesquels avoient ouï parler de la guerre du roi de Castille et du roi de Portingal. Si étoient venus à Bordeaux et là assemblés, et disoient et avoient dit : « Allons-nous-en à l’aventure en Portingal ; nous trouverons là qui nous recevra et embesognera. » Messire Jean de Harpedane, qui pour le temps étoit sénéchal de Bordeaux, leur avoit grandement conseillé, car point ne vouloit qu’ils s’amassassent au pays de Bordelois pour demeurer, car ils y pouvoient plus faire de maux que de biens, pour ce que ils étoient tous compagnons aventureux qui n’avoient qu’à perdre.

De tous ceux qui pour ce temps arrivèrent à Lussebonne, je n’y ouïs nommer nul chevalier, mais trois écuyers anglois qui étoient leurs capitaines. L’un appeloit-on Nortberry, l’autre Marteberry et le tiers Huguelin de Hartecelle ; et n’y avoit nul de ces trois qui n’eût d’âge plus de cinquante ans ; lesquels étoient bons hommes d’armes et tous stilés et usagés de fait de guerre.

De la venue de ces Anglois furent les Lussebonnois tous réjouis, et aussi fut le roi de Portingal qui les voult voir ; et vinrent au palais devant le roi. Le roi en ot grand’joie, et leur demanda si le duc de Lancastre les envoyoit là. « Par ma foi, sire, répondit Nortberry, nous ne vîmes le duc de Lancastre grand temps a, ni il ne sait rien de nous ni nous de lui. Nous sommes gens de plusieurs sortes qui demandons les armes et les aventures. Il y en a de tels qui vous sont venus servir de la ville de Calais. » — « Par ma foi ! dit le roi, ils soient, et vous tous les bien-venus. Votre venue me fait grand bien et grand’joie, et sachez que je vous embesognerai temprement. Nous avons été ici un moult long-temps enclos, et tant que nous en sommes tous ennuyés, mais nous prendrons la largesse des champs aussi bien que nos ennemis ont fait. » — « Sire, repondirent ces capitaines anglois, nous ne désirons autre chose, et nous vous prions que nous puissions bien briévement voir vos ennemis. » Le roi de Portingal en fit dîner de ces nouveaux venus en son palais à Lussebonne plus de deux cens, et commanda que eux tous fussent logés en la cité bien à leur aise. Ils le furent, et tantôt payés de leurs gages pour trois mois ; et mit le roi clercs en œuvre, et fit lettres escripre et sceller, et envoya par tout son royaume, en mandant et commandant, sur quant que on se pouvoit méfaire, que toutes gens portant armes se traissent vers Lussebonne.

Tous ceux à qui les lettres du roi Jean de

  1. C’est-à-dire, tous ceux qui étaient du même pays, qui parlaient la même langue.