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LIVRE III.

a conquis un pays ou une ville ou une seigneurie, il n’en demande que l’hommage ; il laisse ceux en leur créance, ni oncques ne bouta, ni jà ne fera, homme hors de son héritage. Il n’en demande que à avoir la souveraine domination. Pourquoi je dis que, si il eût conquis le royaume d’Arménie, si comme les Tartres[1] ont fait, il m’eût tenu en paix, et mon royaume en notre foi et en notre loi, parmi la reconnaissance que je lui eusse faite de le tenir à souverain seigneur, si comme hauts barons qui marchissent à lui font, qui sont Grecs et Chrétiens, qui l’ont pris à souverain seigneur pour leur ôter hors de la doute du soudan et du Cakem de Tartarie. » — « Et qui sont cils seigneurs, » fut-il demandé au roi d’Arménie ? « Je vous dirai, dit-il, tout premièrement le sire de Saptalie y est, et puis le grand sire de la Palati et tiercement le sire de Hauteloge[2]. Ces trois seigneurs et leurs terres, parmi le treu que ils lui rendent tous les ans, demeurent en paix ; et n’est Turc ni Tartre qui mal leur fasse. »

Adonc fut demandé au roi d’Arménie si son royaume étoit si nettement perdu que on n’y pût avoir nul recouvrance. « Oil voir, dit-il, il ne fait pas à recouvrer, si puissance de Chrétiens ne vont pas delà qui soient plus forts que les Turcks ni les Tartres. Et plus viendra et plus conquerront sur Grèce, si comme je vous ai dit ; car excepté la ville que on dit de Courch, qui est la première ville de mon royaume, qui se tient, tout le pays est aux mescréans ; et là où les églises souloient être, ils ont mis leurs idoles et leurs Mahomets. » — « Et celle ville de Courch en Arménie est-elle forte ? » — « M’aist Dieu, oil, dit le roi d’Arménie. Elle ne fait pas à prendre, si ce n’est par long siége, ou qu’elle soit trahie ; car elle siéd près de mer à sec et entre deux roches, lesquelles on ne peut approcher ; et si est Courch très bien gardée, car si les Tartres la tenoient, et une autre bonne ville qui est assez près de là qui s’appelle Adelphe[3], toute Grèce sans nul moyen seroit perdue et Honguerie auroit fort temps. »

Adonc fut demandé au roi d’Arménie si Honguerie marchissoit près des Tartres et des Turcks ; il répondit et dit : « Ouil, et plus près des Turcks et de la terre à l’Amorath-Baquin que de nulle autre. » Donc fut dit : « C’est grand’merveille comment l’Amorath la laisse tant en paix quand elle est si près marchissant, et il est si vaillant homme et si grand conquéreur. » — « Eh ! mon Dieu, dit le roi d’Arménie, il ne s’en est pas feint du temps passé, et y a mis toute sa peine et entente comment il put porter grand dommage au royaume de Honguerie. Et si ce n’eût été une incidence très fortuneuse qui soudainement lui advint, il fût ores moult avant au royaume de Honguerie. » — « Et quelle incidence fut-ce ? » demanda-t-on au roi d’Arménie. « Je le vous dirai, » dit-il.

CHAPITRE XXVI.

Comment le roi d’Arménie fut examiné, et comment vingt mille Turcs furent morts et déconfits au royaume de Honguerie.


« Quand l’Amorath-Baquin vit que tous seigneurs qui marchissoient à lui le doutoient et craignoient tant par ses conquêtes comme par ses prouesses et que il avoit au côté devers lui toutes les bandes de la mer obéissans jusques au royaume de Honguerie et que le vaillant roi Frédéric[4] de Honguerie étoit mort, et étoit le royaume descendu à femme, il s’avisa que il le conquerroit. Et fit son mandement très grand et très espécial en Turquie ; et vinrent tous ceux que il avoit mandés. Si s’en vint loger l’Amorath ès plains de Sathalie entre la Palati et Hau-

  1. Le royaume d’Arménie fut conquis, ainsi qu’on l’a vu, par les Égyptiens.
  2. Il m’est impossible de déterminer ce que sont ces trois lieux de Saptalie, la Palati et Haute-Loge. J’ai fait toutes les recherches possibles et ne suis arrivé à aucun résultat raisonnable. Froissart place plus bas ces places auprès de la Hongrie, de sorte qu’on ne peut supposer que ce soit Satalie, Tripoli et Alachère, traduction du mot Haute-Loge. La Palati me semble cependant être la Valachie.
  3. Quelques manuscrits disent Filadelphe. Peut-être s’agit-il de Marasch, appelée aussi Kermany, et en Syriaque, Germaniki. Cette ville, située dans la partie orientale de la Cilicie, au milieu des montagnes, fut connue dans le Bas-Empire sous le nom de Germanicia. Réunie au royaume d’Arménie, elle en suivit la destinée. Il serait possible que ce nom de Germanicia eût été traduit en grec par les gens du pays, et que ce fût là l’origine du mot Filadelphe ou Adelphe, que lui donne Froissart. Je ne puis trouver dans la géographie d’Arménie de M. Saint-Martin aucune autre ville qui approche de ce nom.
  4. Le roi de Hongrie dont il est question ici ne s’appelait pas Frédéric, mais Louis Ier. Il était mort en 1382, laissant le trône à sa fille Marie qui épousa Sigismond, marquis de Brandebourg, frère de l’empereur Wenceslas.