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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

convoita pour avoir à femme. Et est dure chose pour le temps avenir, car les officiers du Cakem sont jà en Constantinoble, et ne vivent les Grieu qui là demeurent fors que par eux et par treu. Et si le roi et les princes de la marche de Ponent n’y remédient, les choses iront si mal que les Turcks et les Tartres conquerront toute Grèce et convertiront à leur loi ; et jà s’en vantent-ils, et ne se font que gaber et desriser des papes qui sont l’un à Rome et l’autre en Avignon ; et disent que les deux dieux des Chrétiens s’entreguerroient, parquoi leur loi est plus foible et plus légère à détruire et à condempner et y mettent la raison telle, quand ceux qui la devroient exaulser l’amenrissent et détruisent. »

Adonc fut demandé au roi d’Arménie, si le soudan de Babylone et le grand Cakem étoient les plus grands des royaumes mescréans dont on eut la connaissance en Grèce ni par de là les mers et les monts. Il répondit : « Nennil, car toujours ont été les Turcks les plus nobles, les plus grands, les plus doutés et les plus sages de guerre, quands ils ont eu bon chef ; et ils l’ont eu bien cent ans. Et si comme le Cakem de Tartarie tient en subjection l’empereur de Constantinoble, le sire de Turquie tient cil Cakem en subjection ; et s’appelle cil sire l’Amorath-Bakin[1]. Et au voir dire il est moult vaillant homme aux armes et moult prud’homme en sa loi. De l’Amorath-Bakin ne me dois ni ne puis en rien plaindre ; car oncques ne me fit mal : il a toujours tenu la guerre sur l’empereur de Bouguerie et sur le roi de Honguerie. » — « Et celui Amorath-Bakin dont vous nous parlez, est-il de puissance si grand, si cremu et si renommé ? » — « Oil voir, dit le roi d’Arménie, plus que je ne dis ; car si l’empereur de Constantinoble et l’empereur de Bouguerie le crèment, autant bien le doutent et craignent le soudan de Babylone et le Cakem de Tartarie. Et eut le Cakem, si comme on suppose et que j’ai ouï dire aux Tartres, trop plus soumis l’empire et l’empereur de Constantinoble, si ce ne fut ce que il doute l’Amorath-Bakin ; car il connoit bien la nature de l’Amorath que, sitôt que il sçait un plus grand de lui, il n’aura jamais joie ni bien si l’aura soumis et subjugué ; et pour ce ne veut pas le Cakem faire sur Constantinoble tout ce que faire bien pourroit. » — « Et cel Amorath-Bakin a-t-il grand’gent avecques lui ? » — « Oil voir ; il n’est oncques si seul, ni ne fut, passé a trente ans, que il ne mène bien cent mille chevaux en sa compagnie ; et toujours est-il logé aux champs ni jà ne se mettra en bonne ville. Et pour son corps, il a dix mille Turcks qui le servent et gardent, et où qu’il voise il mène son père avecques lui. » — « Et quel âge peut avoir l’Amorath-Bakin ? » — « Il a d’âge bien soixante ans[2] et son père quatre vingt dix[3]. Et aime l’Amorath-Bakin grandement la langue françoise et ceux qui en viennent ; et dit que de tous les seigneurs du monde il verroit le plus le roi de France et aussi l’état et ordonnance du roi de France ; et quand on lui en parole, on lui fait grand bien ; et en recommande très grandement les seigneurs. » — « Et cel Amorath-Bakin pourquoi tient-il en paix le Cakem quand il est si grand conquereur ? » — « Pourtant, dit-il, que le Cakem le craint et ne lui oseroit faire guerre ; et a certaines villes et certains ports en Tartarie qui rendent à l’Amorath-Bakin grand treu tous les ans ; et aussi ils sont d’une loi ; si ne veut pas détruire sa loi. Et la chose dont il s’est plusieurs fois émerveillé, c’est de ce que les Chrétiens guerroyent et détruisent ainsi l’un l’autre ; et disent entr’eux que ce n’est pas chose due ni raisonnable à détruire gens d’une loi et d’une foi l’un l’autre ; et pourtant s’est-il mis en grand’volonté plusieurs fois de venir à grand’puissance en chrétienté et conquérir tout devant lui. Et mieux me vaulsit assez que il m’eùt accueilli et conquis de guerre, aussi fit-il à tout mon pays, que le Cakem de Tartarie. » On demanda au roi d’Arménie pourquoi et il répondit ainsi :

« L’Amorath-Bakin est un sire de noble condition, et si il étoit plus jeune trente ans que il n’est, il seroit taillé de moult faire grands conquêtes là où il se voudroit traire ; car, quand il

  1. Par ce mot, Froissart désigne Amurat, fils d’Orkhan, le créateur des janissaires et le premier qui fixa son séjour à Andrinople. Comme il ne succéda qu’en 1389 à son père Orkhan, il n’était connu à l’époque dont parle Froissart, que sous le titre de Mourad-Beg, c’est-à-dire, Mourad, fils du prince. Froissart aura changé le nom de Beg en Bakin, ce qui n’est pas plus ridicule que d’avoir changé, comme nous le faisons maintenant, celui de Mourad en Amurat.
  2. Amurat ou Mourad n’avait que quarante-un ans, quand il succéda à son père Orkhan en 1360.
  3. Orkhan mourut en 1360, âgé seulement de soixante-dix ans, après trente-cinq ans de règne.