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LIVRE III.

arrière ; ou autrement, sur notre droit et juste querelle, nous nous combattrons à vous. » Donc répondit Adyoutale de Thoulete : « Les prisonniers que nous avons ne rendrons-nous pas, mais nous nous conseillerons de la roberie et de la proie. » Lors se sont les sept capitaines de Castelloigne traits ensemble en conseil ; et montrèrent, à ce que ils répondirent, que pour celle fois, quoique ils eussent chevauché devant Trencouse, ils se fussent bien passés de la bataille, car ils dirent, eux conseillés, que le bétail que ils menoient et tout le sommage, excepté les hommes que pour prisonniers ils tenoient, ils mettroient et laisseroient arrière ; et ne faisoient compte du mener, car ce les chargeoit trop. » — « Nennil, répondirent les Portingalois, nous ne nous en passerons pas ainsi ; mais voulons que tout vous laissiez ou vous aurez la bataille. »

« Monseigneur, ils ne se purent concorder. Si commença la bataille entr’eux dure et fière, sans eux épargner, car ils étoient tous habiles et légers et fortes gens, et le champ où ils se combattoient étoit bel et ample. Là lançoient et jetoient Portingalois et Espaignols les coups de darde si grands et si forts que qui en étoit assené il étoit trop acertes bien armé si il n’étoit mort ou navré trop durement. Là ot fait, je vous dis, plusieurs grands appertises d’armes et des abatus par belles luttes. Et là étoit Jean Ferrant Perceck, qui d’une hache se combattoit moult vaillamment ; et aussi firent ses deux compagnons, Martin Vas de Congne et Guillaume de Congne.

« D’autre part les Espaignols se combattoient aussi moult vaillamment. Et dura l’estour et le poussis plus de trois heures, sans branler l’une partie ni l’autre ; et étoit à émerveiller comment ils purent tant souffrir la peine d’être en leurs armures ; mais le grand désir que chacun avoit de partir à honneur de la place les faisoit tels être. Et je vous dis aussi que Portingalois et Espaignols sont dures gens aux armes et autre part, quand ils voient que besoin touche. Ils furent en tel état lançant et jetant dardes et poussant l’un sur l’autre moult longuement que on ne savoit à dire ou sçut, qui les vit en cel état combattre, lesquels auroient le meilleur ni lesquels obtenroient terre ou place pour la journée, tant se combattoient bien et également : ni oncques, Dieu merci ! bannière ni pennon de notre côté chéit ni versa ; mais les leurs se commencèrent à dérompre et à branler. Dont ils rencouragèrent les nôtres et furent plus frais que devant et écrièrent haut tout d’une voix : « Saint George ! Portingal ! » et entrèrent les nôtres ès Castelloings fort et ferme, et les commencèrent à dérompre et à abattre l’un çà et l’autre là. Là furent abattus vilainement et mortellement l’un sur l’autre et férus de haches et de plommées et de grandes coustilles et guisarmes[1] ; et tourna du tout la déconfiture sur eux.

« Quand leurs pages et leurs varlets, qui gardoient leurs chevaux, aperçurent la déconfiture de leurs maîtres, si tournèrent en fuite pour eux sauver ; et sachez que des sept capitaines qui là furent, il ne s’en partit que un tout seul, encore fut-ce par son bon page qui le vint quérir en la bataille au dehors où il le vit, et le fit monter, et lui fit pour ce jour un moult beau service ; et ce fut Adyoutale Casele[2] : tous les autres six furent morts. Ni oncques il n’y ot pris homme à rançon.

« Ainsi obtinrent la place et déconfirent de rencontre les Castelloings, messire Jean Perceck et leurs gens qui étoient largement trois contre deux, assez près de la ville de Trencouse, en un jour de mercredi, au mois d’octobre, en l’an de grâce monseigneur mil trois cent quatre vingt et quatre.

CHAPITRE XXXI.

Comment le dit Laurentien Fougasse raconta au dit duc de Lancastre la bataille qui fut à Juberote entre le roi de Castille et le roi de Portingal.


« Après celle déconfiture faite et le champ tout délivré, nos gens montèrent et donnèrent congé aux hommes qui là étoient, que les Castelloings avoient pris, si comme je vous ai dit ; et encore leur rendirent-ils du pillage que ils emmenoient, tant que ils en voulurent prendre ; mais le bétail, où plus avoit de huit cents bêtes, ils en firent mener devant eux en la ville et garnison de Trencouse, pour eux repourveoir et avitailler ; ce fut raison. Et quand nous rentrâmes en Trencouse, nous y fûmes reçus à très grand’joie ; et ne savoient les gens que ils pussent faire de nous,

  1. Haches à deux tranchans.
  2. Suivant D. de Liao, Adiantado Caçorla fut lui-même tué au combat de Trancoso, et le seul qui échappa fut Pedro Soarez de Quinhones, capitaine de Genêts, dont Froissart ne parle pas.