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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rent ; car ils lui conseillèrent à chevaucher contre nous et nous venir combattre. Et par espécial les Gascons de Berne qui là étoient nous désiroient trop fort à combattre, et demandèrent à avoir la première bataille et ils l’eurent. Et bien nous avoit dit messire Guillaume de Montferrant, Gascon qui étoit là atout quarante lances : « Soyez tous assurs d’avoir la bataille, puisque vous avez les Bernès à l’encontre de vous, car ils ne désirent autre chose. » Le roi, dont la bataille fut à lendemain, vint gésir au chastel de Lerie, à deux lieues de la Cabasse, à Juberote, et le lendemain nous vînmes à la Cabasse et là nous logeâmes ; et le roi de Castille se logea ce soir à une petite lieue de Juberote, quand nous fûmes logés à Lerie ; car bien savoit par ses chevaucheurs quel chemin nous prendrions et que nous nous logerions à Juberote. Monseigneur, je vous dis que les Portingalois ont eu toujours grandement leur confidence en toute grâce de Dieu et en bonne fortune pour eux en celle place de Juberote, et pour ce s’y arrêtèrent-ils encore à celle fois. » — « Or, me dites la raison, » ce dit le duc. « Volontiers, monseigneur, dit Laurentien Fougasse. Anciennement le grand roi Charlemagne, qui fut roi de France et d’Allemagne et emperière de Rome, et lequel fut en son temps si grand conquéreur, déconfit à Juberot sept rois mescréans[1] et y ot bien morts cent mille mescréans. Ce trouve-t-on et sait-on bien par les anciennes chroniques. Par celle bataille il conquit Connimbres et tout Portingal, et le mit en la foi chrétienne. Et pour la cause de la grand’victoire et belle que il ot sur les ennemis de Dieu, il fit là faire et édiffier une abbaye qui est de noirs moines, et les renta bien en Castille et en Portingal, tant que ils s’en contentèrent encore plus. »

« Monseigneur, il peut bien avoir environ deux cens ans que là ot, et en celle même place, une très belle journée, un seigneur pour ce temps de Portingal, qui étoit frère du roi de Castille[2] ; ni oncques, en devant ce, en Portingal n’avoit eu roi, mais s’appeloit-il le comte de Portingal[3]. Advint que cils deux frères, le roi de Castille et le comte de Portingal, eurent guerre mortelle ensemble pour le département des terres, et tant qu’on n’y trouvoit nulle paix fors que la bataille ; car la chose touchoit tant à ce comte et aux Portingalois que ils avoient plus cher à être morts que eux encheoir au parti ni en la subjection où le roi de Castille les vouloit mettre et tenir. Si s’aventurèrent Portingalois, et vinrent tenir journée à l’encontre du roi de Castille à Juberot. Là furent le roi de Castille et ses gens si puissans que ils étoient dix contre un, ni ne prisoient en rien les Portingalois. Donc, sur le champ de Juberot, à la Cabasse, dit-on, où la bataille des Mores avoit été, fut la bataille des Castelloings et des Portingalois par telle manière que elle fut moult cruelle. Finablement cil comte de Portingal et ses gens obtinrent et subjuguèrent ; et furent Castelloings déconfits, et fut pris le roi de Castille[4] ; par laquelle prise le comte de Portingal vint à paix tel comme il voult. Et furent adonc départis, divisés et abonnés les deux royaumes de Portingal et de Castille. Or, pour ce que les Portingalois, qui à celle bataille furent, virent que Dieu y avoit fait sa grâce, que un petit nombre de gens que ils étoient avoient déconfit la puissance du roi de Castille, ils vouldrent augmenter leur terre et leur pays et en firent un royaume ; et couronnèrent les prélats de Portingal et les seigneurs leur premier roi en la cité de Connimbres ; et le firent chevaucher parmi tout son royaume la couronne de laurier au chef, en signifiant honneur et victoire, ainsi comme anciennement les rois souloient faire. Depuis est toujours demeuré le royaume de Portingal à roi ; et sachez, monseigneur, que ainçois que ils se vissent en la subjection des Castelloings, ils prendroient un moult lointain du sang du roi de Portingal, qui seroit mort sans avoir mâle de lui.

« Et quand le roi de Portingal fut venu sur la place, on lui démontra bien toutes ces choses ; et advint, endementres que le connétable et le maréchal ordonnoient les batailles, que messire Jean

  1. Peut-être Froissart veut-il plutôt parler d’Alphonse Henriquez et du champ d’Ourique, où Alphonse Henriquez, fondateur de la monarchie portugaise, défit cinq rois maures. Charlemagne n’est jamais venu de ce côté.
  2. Le comte Henri de Bourgogne avait épousé Thérèse, fille naturelle d’Alphonse VI, roi de Castille et de Léon.
  3. Le premier roi de Portugal fut Alphonse Henriquez, fils du comte Alphonse, il fut proclamé roi sur le champ de bataille d’Ourique.
  4. Ces derniers événemens ne sont nullement conformes à la vérité historique.