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LIVRE III.

aller fourrager ; ni ils ne trouveroient quoi : car le plat pays seroit tout perdu d’avantage ; et en Angleterre est un mauvais pays à chevaucher. Si les affameroit-on et mettroit à fin de eux-mêmes.

Telle étoit leur opinion et du conseil d’Angleterre ; et fut le pont de la ville de Rocestre[1] condempné à défaire, si comme il fut ; là où une grosse rivière[2] court venant de la comté d’Exsesses et d’Arondel[3], et rentre en la mer et en la Tamise à l’encontre de l’île de Cepée ; et le dit pont firent abattre ceux de Londres pour être plus assur. Et vous dis que les tailles étoient grandes et vilaines en France sur les hommes des villes ; aussi furent-elles en celle saison durement grandes en Angleterre et tant que le pays s’en dolit un grand temps depuis[4] ; mais trop volontiers payèrent les gens pour la cause de ce que ils fussent mieux gardés et défendus. Et se trouvoient bien en Angleterre cent mille archers et dix mille hommes d’armes, quoique le duc de Lancastre eût la charge grande et grossement en Castille, si comme il est ici contenu ; duquel duc nous parlerons un petit de lui et du roi de Portingal et puis retournerons en Angleterre ; car la matière le désire, qui veut aussi bien parler de l’un comme de l’autre.

CHAPITRE XXXVIII.

Comment le roi de Portingal escripsit amiablement au duc de Lancastre, quand il le sût être arrivé en Saint-Jacques en Galice, et du secours que le roi de Castille mandoit en France, et comment Ruelles fut pris des Anglois.


Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en celle histoire, comment le duc de Lancastre à belle charge de gens d’armes et d’archers étoit arrivé à la Colongne en Galice, et par composition la ville, non le chastel, s’étoit rendue à lui ; et avoient dit ainsi que ils feroient tout ce que les autres villes de Galice feroient ; et sus tel état on ne les avoit point combattus ni assaillis depuis que ils orent dite la parole. Et étoient le duc de Lancastre et leurs enfans depuis venus à la ville de Saint-Jacques, laquelle on appelle Compostelle, et là se tenoient et avoient intention de tenir, tant que ils auroient autres nouvelles du roi de Portingal qui se tenoit à Conimbres.

Quand le roi sçut de vérité que le duc étoit en la ville de Saint-Jacques et sa femme et ses filles, si en ot grand’joie et pensa bien que entre eux deux ils feroient encore bonne guerre au royaume de Castille. Si fit lettres escripre moult douces et amiables et grands salutations ; et envoya tantôt par certains messages ces lettres et ces amitiés devers le duc et la duchesse, lesquels reçurent ces lettres en grand gré ; car ils savoient bien que ils avoient grandement à faire du roi de Portingal, ni sans lui ni son confort ils ne pouvoient bien besogner ni exploiter en Portingal ni en Castille. Si donnèrent beaux dons le duc et la duchesse aux messagers, et rescripsirent grands salvemens et grands amitiés au roi de Portingal ; et montroit le duc par ses lettres que ce roi de Portingal il verroit moult volontiers et parleroit à lui.

Entrementres que ces amours, ces lettres, ces accointances, ces saluts et ces amitiés couroient entre le roi de Portingal et le duc de Lancastre, se passoit le temps ; et se pourvéoit et fortifioit le roi Jean de Castille ce qu’il pouvoit ; et mandoit souvent son état et convenant en France par lettres et par messagers créables, en priant que on lui voulsist envoyer grands gens d’armes pour aider à défendre et garder son royaume. Et mandoit ainsi et escripsoit que, sus le temps qui retournoit, il espéroit à avoir très forte guerre ; car le roi de Portingal et les Anglois se conjoindroient ensemble ; si seroient forts assez pour courir tout le royaume de Castille et de tenir les champs, qui ne leur iroit au devant.

Le roi de France et son conseil rescripsirent au roi de Castille que il ne se souciât et ne se doutât en rien, car, dedans le mois de janvier, on donneroit en Angleterre aux Anglois tant à faire que ils ne sauroient auquel entendre ; et quand toute Angleterre seroit perdue et détruite, on s’en retourneroit en l’été par mer en Galice et en Portingal ; et si les Anglois et Portingalois tenoient les champs, on les feroit re-

  1. Toutes les éditions précédentes mettaient à tort Colchester. Johnes lui-même, dans son édition anglaise, a commis la même erreur. Les manuscrits 8325 et 8328, que j’ai sous les yeux, disent Rocestre, qui répond évidemment là à la ville de Rochester, à la fois par la prononciation et la situation géographique.
  2. Le Medway.
  3. Arundel est dans le comté de Sussex.
  4. Il y eut cette année de vives discussions entre le parlement et le roi. Le parlement refusait de l’argent, et le roi déclarait que, si on ne lui en donnait pas, il en demanderait au roi de France, dont il aimait mieux recevoir la loi que de recevoir celle de ses sujets. Enfin on finit par s’entendre. Richard renvoya son favori le comte de Suffolk, et on lui donna de l’argent pour soutenir la guerre contre le roi de France, en nommant toutefois treize personnes pour surveiller sous lui l’emploi de ces fonds.