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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

on bien en France que nous ne sommes pas tout un, mais en péril et en différend ; et pour ce nous appert ce trouble qui n’est pas petit, car cil est fol qui ne craint pas son ennemi. Et de tant que le royaume d’Angleterre a été en bonne unité, le roi avecques son peuple et le peuple avecques le roi, nous avons régné en victoire et en puissance ; ni nous n’avons nullui trouvé ni vu qui nous ait fait tort. Si faut, et si nous besogne, car nous en véons l’apparant, oncques si grand n’apparut sus en Angleterre, que nous nous réformons en amour et en unité, si nous voulons vivre en honneur, et que nous nous regardons et ordonnons tellement aux ports et aux hâvres d’Angleterre qu’ils soient si pourvus et si gardés, que par la deffaute de nous le pays ne reçoive point de blâme ni de dommage. Ce royaume-ci a été un grand temps en fleur, et vous savez, une chose qui est en fleur, elle a greigneur mestier que elle soit près gardée que quand elle est contournée en fruit : nous devons voir et considérer que ce pays-ci est en fleur, car, depuis soixante ans, chevaliers et écuyers qui en sont issus ont eu plus d’honneur en tous faits d’armes que nuls autres de quelconque nation qu’il fût. Or mettons et rendons peine que, tant que nous vivons, celle honneur soit gardée. » — « Ce sera bon, » répondirent les seigneurs qui là étoient.

CHAPITRE XXXVII.

Comment le roi d’Angleterre mit grandes gardes à tous les ports d’Angleterre pour résister contre la puissance du roi de France, et du conseil que les Anglois orent de faire.


Moult volontiers fut ouï en parlement le comte de Sallebery, et furent ces paroles acceptées comme pour sage et vaillant homme. De tout ce qui fut dit, parlé et devisé entre eux ne me vueil-je pas trop éloigner, car je ne pense pas tout à savoir ; mais je sais bien que, la ville de Calais gardée ainsi comme ci-dessus est dit, on ordonna à garder tous les ports d’Angleterre, là où on supposoit que François pourroient arriver et prendre terre. Le comte de Sallebery, pourtant que sa terre et son pays marchissoit à l’île de Wisque, et celle île est à l’encontre de Normandie et du pays de Caux, fut là ordonné à être avecques les hommes et les archers du pays et de la comté de Cestre[1]. Le comte de Devensière fut ordonné à être à Hantonne, à deux cens hommes d’armes et six cens archers pour garder le hâvre ; le comte de Northonbrelande au port de Rye, à deux cens hommes d’armes et six cens archers ; ce comte de Cantebruge à Douvres, à cinq cens hommes d’armes et douze cens archers. Son frère, le comte de Bouquinghen, fut ordonné à être à Zandvich, à six cens hommes d’armes et douze cens archers. Le comte d’Estaffort et de Pennebruck au port de Orvelle à cinq cens hommes d’armes et douze cens archers, Messire Henry de Persy, et messire Raoul de Percy, son frère, à Gernemunde[2], à trois cens hommes d’armes et six cens archers ; et fut messire Simon Burlé, capitaine de Douvres, du chastel tant seulement. Tous les ports et hâvres mouvans en la rivière de Hombre, descendans jusques à Cornouailles, furent tout pourvus et rafreschis de gens d’armes et d’archers. Et étoient ordonnés sus toutes les montagnes costiant la mer, sus les frontières de Flandre et de France, gardes ; je vous dirai comment, ni en quelle manière. On avoit tonneaux de Gascogne vuis, emplis de sabelon et mis et conjoints l’un sur l’autre, et encore dessus ces tonneaux mis étaux perchés, sur lesquels de jour et de nuit y avoit hommes regardans en la mer ; et pouvoient de une vue bien voir sept lieues loin, ou plus, en la mer. Et ces gardes étoient chargés, si ils véoient venir la navie de France et approcher Angleterre, à faire feux et allumer torches là sus et grands feux sur les montagnes, pour émouvoir le pays et pour venir celle part toutes gens là où le feu apparoit. Et étoit ordonné que on lairoit le roi de France paisiblement prendre terre et entrer sur le pays et être trois ou quatre jours. Et tout premier, avant que on les allât combattre, on iroit combattre et conquerre la navie et toutes les nefs, et détruire et prendre toutes leurs pourvéances, et puis venroit-on sur les François, non pas pour combattre sitôt mais pour hérier. Ni leurs gens ne pourroient ni oseroient

  1. Le comté de Chester n’est pas placé de ce côté ; il est situé au nord de l’Angleterre. Peut-être veut-il désigner le Hampshire, qui a pour chef-lieu Winchester.
  2. Yarmouth. Dans le premier livre je n’avais pu retrouver ce mot dans Gernemine et Gernemune. D’autres manuscrits l’appellent Yarnemude ; c’est bien véritablement Yarmouth.