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LIVRE III.

qui mangent poires, et enfans leur veulent tollir. »

Des paroles que dit lors le maréchal commencèrent les compagnons à rire ; et regardèrent tout contremont pour mieux voir les vilains, car encore n’y avoient-ils point pensé ; et puis s’en retournèrent avec messire Maubruin ceux de son pennon, où bien avoit cent lances et environ trois cents archers ; et allèrent tant, tout le pas, que ils vinrent à la porte où ils tendoient à être, et là s’arrêtèrent.

Assez tôt après commença l’assaut des deux parts, grand et fort et sans eux épargner. Les hommes de Ruelles étoient sur les murs et dedans les portes, et lançoient dardes à ceux de dehors si très roide que archers ou arbalêtriers n’y faisoient œuvre ; et en navrèrent plusieurs de leurs traits, pourtant que il n’y avoit nullui aux barrières qui les défendît ; car tous étoient enclos en la ville et se défendoient de jet et de trait. Et coupèrent et désemparèrent les compagnons les bailles des barrières, et vinrent jusques à la porte ; là hurtoient et lançoient et faisoient la porte toute hocher. Que firent ceux de Ruelles ? Quand ils virent tout le meschef qui leur apparoît, et que leur porte voloît presque à terre, ils descendirent de leurs défenses et vinrent en la carrière, et apportèrent grand’foison de bois et de merrien, et en appuyèrent la porte, et puis commencèrent hommes, femmes et enfans et toutes manières de gens à apporter pierres et terre à emplir tonneaux, lesquels on avoit appuyés contre les portes ; et quand les premiers étoient pleins, autres tonneaux étoient rapportés et remis sur les emplis, et puis soignoient de les remplir hâtivement ; et les aucuns étoient sus amont en la porte aux défenses, qui jetoient gros barreaux de fer, par telle façon que nul ne s’osoit bouter ni quatir dessous les horions, si il ne vouloit être mort.

Ainsi tinrent les vilains de Ruelles leur ville jusques à la nuit contre les Anglois, tant que rien n’y perdirent ; et convint les Anglois retourner arrière une grande lieue du pays, pour venir à un village où nul ne demouroit, et là se logèrent jusques à lendemain. Celle nuit se conseillèrent les hommes de Ruelles ensemble, pour savoir comment ils se maintiendroient envers les Anglois ; et envoyèrent leurs espies sur les champs pour voir où ils étoient retraits, et si ils s’en étoient retournés arrière à Saint-Jacques ou si ils étoient logés. Ceux qui y furent envoyés rapportèrent pour certain que ils étoient logés à Ville-Basse de la Fenace, et pensoient bien que à lendemain ils retourneroient à l’assaut. Donc dirent-ils entre eux : « Folie parmaintenue vaut pis que folie commencée : nous ne pouvons jamais avoir blâme de nous rendre au duc de Lancastre ou à son maréchal ; car nous nous sommes un jour tout entier bien tenus de nous-mêmes, sans avoir conseil ni confort de nul gentil homme ; et à la longue nous ne pourrions durer contre eux, puisqu’ils nous ont accueillis et que ils savent bien la voie. Si nous vaut mieux rendre que nous faire plus assaillir, car si nous étions pris à force, nous perderièmes nos corps et le nôtre. » Tous furent de celle opinion que, si les Anglois retournoient au matin, ils traiteroient à eux et rendroient leur ville, sauves leurs vies et le leur.

Voirement retournèrent les Anglois au matin entre prime et tierce, frais et nouveaux pour assaillir. Quand ceux de la ville sentirent que ils venoient, ils mirent hors quatre de leurs hommes chargés pour faire les traités. Ainsi que le maréchal chevauchoit dessous son pennon, il regarde et voit sur les champs quatre hommes. Si dit : « Je crois que velà des hommes de Ruelles qui viennent parler à nous, faites-les avant traire. » On le fit : quand ils furent venus devant le maréchal, ils se mirent à genoux et lui dirent : « Monseigneur, les hommes de Ruelles nous envoyent parler à vous. Nous voudrez-vous ouïr ? » — « Ouil, dit le maréchal, que voulez-vous dire ? » — « Nous disons, monseigneur, que nous sommes tout appareillés de vous mettre dedans Ruelles, si vous nous voulez prendre et recueillir sauvement, nous et le nôtre ; et reconnoîtrons monseigneur de Lancastre à seigneur et madame de Lancastre à dame en la forme et en la manière que ceux de la Calongne et ceux de Saint-Jacques ont fait. » — « Ouil, dit le maréchal, je vous tiendrai tous paisibles de vos corps et de vos biens ; mais je ne vous assure pas de vos pourvéances, car il faut nos gens vivre. » Répondirent ces hommes : « De cela, c’est bon droit, il y en a assez en ce pays. Or vous tenez ici et nous retournerons à la ville, et ferons réponse telle que vous avez dite ; et vous nous tiendrez bien votre convenant, nous y avons fiance. » — « Ouil, répondit le maréchal,