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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

de tous lez, et se tenoient chevaliers et écuyers, quand ils se partoient de leurs maisons, pour bien heureux quand en leur vivant ils auroient fait avecques le roi de France un voyage en Angleterre, et disoient : « Or, irons-nous sus les malheureuses gens anglois, qui ont fait tant de maux et de persécutions en France. À ces coups en aurons-nous honorable vengeance de nos pères, de nos mères, de nos frères, qu’ils nous ont mis à mort, et de nos amis aussi. » — « Ha ! disoient les autres, un jour vient qui tout paie. Nous sommes nés à bonne heure quand nous voyons le voyage que nous désirions le plus à voir. »

Et sachez que on mit plus de douze semaines à faire les pourvéances des seigneurs si grandes et si grosses que ce seroit merveilles au penser et de charger vaisseaux. Et disoit-on en Flandre : « Le roi viendra demain, le roi viendra demain ! » Et toudis s’avaloient gens de Savoie, de Bourgogne, de Bar, de Lorraine, de France et de Champagne, et d’autre part, de Gascogne, d’Ermignac, de Comminges, de Toulouse, de Bigorre, d’Auvergne, de Berry, de Limousin, de Poitou, d’Anjou, du Maine, de Touraine, de Bretagne, de Blois, de Orléans, de Gastinois, de Beauce, de Normandie, de Picardie et de toutes les mettes et limitations de France ; et tous venoient et se logeoient en Flandre et en Artois.

Quand ce vint à la mi-août, et que le voyage se devoit approcher, et que les lointains des lointaines marches s’avaloient ; et encore pour eux plus hâter, et pour donner exemple à tous que le roi entreprenoit ce voyage de grand’volonté, le roi de France prit congé à la roine sa femme, à la roine Blanche, à la duchesse d’Orléans et aux dames de France, et ouït messe solennelle en l’église Notre-Dame de Paris, et prit lors congé à tous. Et étoit son intention que, lui issu de Paris, il n’y rentreroit jamais si auroit été en Angleterre. Toutes les cités et les bonnes villes de France le créoient bien. Le roi s’en vint à Senlis, et là se tint, et la roine de France aussi. Encore étoit le duc de Berry en Berry, mais on faisoit ses pourvéances en Flandre et à l’Escluse, si comme on faisoit les autres. Le duc de Bourgogne étoit en son pays ; si prit congé à la duchesse et à ses enfans, et s’avisa que il prendroit congé sus son voyage à sa belle ante, madame la duchesse de Brabant. Si se départit de Bourgogne et chevaucha en grand arroi et en grand état, l’amiral de France en sa compagnie, et messire Guy de la Trémoille. Il vint à Bruxelles, et là trouva là duchesse et les dames qui le recueillirent, et sa compagnie, moult grandement ; et fut deux jours de-lez elles, et prit congé sus son voyage à sa belle ante, madame la duchesse de Brabant, et de là il vint à Mons en Hainaut ; si y trouva sa fille, madame d’Ostrevant, et le duc Aubert, et son fils messire Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant, qui recueillirent le duc de Bourgogne et ses gens liement et grandement et l’amenèrent à Valenciennes ; et fut ce duc de Bourgogne logé en la Salle-le-Comte, et le duc Aubert à l’hôtel de la Visconté, et madame d’Ostrevant et les dames, madame de Moriames et madame de Mortain, madame de Gomenies et les autres à l’hôtel au comte de Blois, en la tannerie ; et là fut le duc de Bourgogne reçu grandement, et lui furent faits de beaux présens. Et prirent là congé aux dames le duc et les chevaliers de sa compagnie ; et vous dis que il sembloit bien, qui les oyoit parler, que jamais ne retourneroient en France, si auroient été en Angleterre. Et les faisoit bon ouïr parler, et deviser comment Angleterre étoit prise, conquestée et perdue.

De là vint le duc de Bourgogne à Douay et puis à Arras, et là trouva sa femme, la duchesse, qui l’attendoit. Adonc vint le roi de France à Compiègne, et puis à Noyon, et puis à Péronne, à Bapaumes et puis à Arras ; et toudis avaloient gens de tous lez si grandement que tout le pays en étoit mangé et perdu ; ni au plat pays rien ne demeuroit qui ne fût tout à l’abandon, sans payer ni maille ni denier. Les povres laboureurs, qui avoient recueilli leurs biens et leurs grains, n’en avoient que la paille, et si ils en parloient ils étoient battus ou tués ; les viviers étoient pêchés, leurs maisons abattues pour faire du feu ; ni les Anglois, si ils fussent arrivés en France, ne pussent point faire plus grand exil que les routes de France y faisoient ; et disoient : « Nous n’avons point d’argent maintenant, mais nous en aurons assez au retour, si vous paierons tout sec. » Là les maudissoient les povres gens, qui véoient prendre le leur des garçons et n’en osoient sonner mot, mais les maudissoient et leur chantoient une note entre leurs dents tout bas : « Allez en Angleterre, orde crapau-