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LIVRE III.

CHAPITRE XLIV.

Comment le duc de Lancastre et la duchesse se tenoient à Saint-Jacques en Galice, qui oyoient souvent nouvelles du maréchal de l’ost, comment tout le pays se rendoit à lui et aussi au roi de Portingal.


Endementres que le maréchal de l’ost au duc de Lancastre chevauchoit ainsi le pays de Galice, et que il faisoit le pays tourner en leur obéissance devers le duc et la duchesse, se tenoient le duc, la duchesse et leurs enfans en la ville de Compostelle que on dit de Saint-Jacques en Galice ; et oyoient souvent nouvelles du roi de Portingal, et le roi d’eux ; car ils envoyoient toutes les semaines et escripsoient l’un à l’autre de leur état et de leurs besognes. D’autre part aussi le roi Jean de Castille se tenoit pour ces jours au Val-d’Olif, et étoient ces chevaliers de France de-lez lui, auxquels moult souvent il parloit de ses besognes et s’en conseilloit ; car tout ce que les Anglois faisoient et comment ils se maintenoient, il le savoit bien. Tous les jours envoyoit-il nouvelles, et lors disoit : « Beaux seigneurs, je m’émerveille de ce que il ne vient plus grand confort de France pour remédier à mes besognes ; car mon pays se perd et perdra qui n’ira au-devant. Les Anglois tiennent les champs ; et si sais de vérité que le duc de Lancastre et le roi de Portingal ont été ensemble au Pont de Mor, et ont fait conjointement grands alliances ; et doit mon adversaire de Portingal avoir à femme par mariage l’une des filles du duc, car il lui a promis ; et si très tôt comme il l’aura épousée, et l’été ou le printemps entrera vous verrez ces deux puissances conjoindre ensemble et entrer en mon pays ; si me donneroit trop à faire. » — « Sire, répondirent les chevaliers de France, pour le roi appaiser et conforter, ne vous souciez de rien ; si les Anglois gagnent à un lez, ils perdent à l’autre. Nous savons de vérité que le roi de France, à plus de cent mille hommes tout armés est ores en Angleterre, et détruit et conquiert tout le pays. Et quand ce sera accompli, et qu’il aura contourné tellement toute Angleterre et toute mise en subjection que jamais ne se relèvera, lors le dit roi de France et sa puissance entreront en leur navie qui est si grande et si grosse, et viendront arriver à la Caloingne sus les temps d’été, et reconquerront plus en un mois que vous n’avez perdu en un an ; et si sera enclos le duc de Lancastre en telle manière que vous l’en verrez fuir en Portingal ; ainsi aurez-vous vengeance de vos ennemis. Et soyez certain que, si les besognes de France ne fussent pour le présent si grandes, et le voyage d’Angleterre aussi, vous eussiez ores trois ou quatre mille lances des François ; car le roi, ses oncles, et leurs consaulx ont très grand’affection de vous aider et de mettre votre guerre à chef comment qu’il en prenne. Si ne vous chaille si les Anglois tiennent maintenant les champs et si ils empruntent un petit de pays à vous ; sachez que c’est à grand dur pour eux ; car avant qu’il soit la Saint-Jean-Baptiste, ils le remettront arrière. »

De telles paroles et de semblables disoient lors au Val-d’Olif les chevaliers de France au roi de Castille et à son conseil. Le roi les prenoit toutes en grand bien, et y ajoutoit grand’vérité et se confortoit sus ; et aussi les chevaliers de France ne le recordoient fors que pour vérité, car ils tenoient le roi de France et sa puissance passés outre en Angleterre, et commune renommée en couroit partout en Espaigne, Galice et Portingal ; et sachez que on n’en disoit pas le quart au duc de Lancastre que ses gens en oyoient dire et conter pèlerins et marchands qui venoient de Flandre. De quoi le roi de Portingal, quoique souvent escripsist saluts et amitiés au duc de Lancastre, se dissimuloit de lui trop hâter d’envoyer querre Philippe de Lancastre, que il devoit prendre à femme ; car ses gens lui disoient pour certain que nouvelles venoient de France et de Flandre que Angleterre étoit en trop grand’aventure d’être tout exillée ; et si elle l’étoit, le confort du duc de Lancastre ni le mariage à sa fille ne lui vaudroit néant ; pourquoi, couvertement et moyennement, il se demenoit de ses besognes, et vouloit voir la fin quelle elle seroit ; mais par lettres et par messages il tenoit toujours à amour le duc et la duchesse.

Nous nous souffrirons un petit à parler des besognes de Castille et de Portingal, et parlerons de celles de France.

En ce temps les apparences étoient si grandes de plenté de naves, de gallées, de vaisseaux, de ballengniers et de coques, pour passer le roi de France outre, et ses gens, en Angleterre, que le plus vieil homme qui là vivoit n’avoit point vu ni ouï parler de la chose pareille. Et les seigneurs et leurs gens arrivoient et appleuvoient