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LIVRE III.

tantôt sur un grand coursier et bon, et ses pages sur autres, et tant fit que il fut en deux jours à Paris. Et descendit premièrement à son hôtel et puis alla au Louvre devers le roi et ses oncles, le duc de Berry et le duc de Bourgogne. Ses gens et son arroy le suivoient tout bellement par derrière. Le roi et ses oncles étoient jà informés de sa délivrance, mais ils ne savoient pas que il fût si près. On ouvrit les portes de la chambre du roi à l’encontre de lui, car le roi le vouloit. Si vint en la présence du roi et se jeta en genoux devant lui et dit : « Très redouté sire, votre seigneur de père, à qui Dieu pardoint ses deffautes, me fit et créa connétable de France, lequel office, à mon loyal pouvoir j’ai loyaument exercé et usé, ni oncques nul n’y vit deffaute ; et si il étoit aucun, excepté votre corps et messeigneurs vos oncles, qui voulsist dire ni mettre outre que je m’y fusse mal acquitté, ni que envers vous et la noble couronne de France j’eusse fait autrement qu’à point, je voudrois bailler mon gage et mettre outre. » Nul ne répondit à celle parole ni le roi ni autres. Donc dit le connétable :

« Très cher sire et noble roi, il est advenu en Bretagne que, en votre office faisant, le duc de Bretagne m’a pris et tenu en son chastel de l’Ermine, et voulu mettre à mort, sans nul titre de raison, fors que de son grand outrage et mauvaise volonté ; et l’eût fait de fait, si Dieu et beau-frère de Laval ne m’eussent aidé. Pourquoi et par laquelle chose et prise il a convenu, si je me voulois ôter ni délivrer de ses mains, que je lui aie baillé et délivré une mienne meilleure ville en Bretagne, et trois forts chastels et avecques tout ce en deniers appareillés la somme de cent mille francs. Pourquoi, très cher sire et noble roi, le blâme et le dommage que le duc de Bretagne m’a fait regardent grandement à votre majesté royale, car le voyage de mer, où moi et mes compagnons espérions à aller, en est rompu et brisé. Si vous rends l’office de la connétablie ; et y pourvéez tel qu’il vous plaira, car je ne m’en vueil plus charger, ni nulle honneur je n’en aurois de le faire. » — « Connétable, dit le roi, nous savons bien que on vous a fait blâme et dommage, et que ce est grandement en notre préjudice et de notre royaume. Si manderons temprement nos pairs de France et regarderons quelle chose s’ensuivra ; et ne vous en souciez, car vous en aurez droit et raison, et comment que il se doive prendre ni avenir. »

Adonc prit-il le connétable par la main et le fit lever et dit : « Connétable, nous ne voulons pas que vous partiez de votre office ainsi, mais voulons que vous en usiez tant que nous aurons eu autre conseil. » Le connétable de rechef se mit à genoux et dit : « Très cher sire, la chose me touche de si près, et tant fort pense au blâme et au dommage que le duc de Bretagne m’a fait, que bonnement pour le présent je n’en pourrois user. Et l’office est grand, et convient user de répondre et parler à toutes gens qui poursuivent l’office ; pourquoi je n’aurois pas manière ni arroi de répondre ni de parler ainsi comme il appartient. Si le vous plaise à reprendre pour y pourvoir autre pour un temps. Toujours suis-je et serai appareillé en votre commandement. » — « Or bien, dit le duc de Bourgogne, monseigneur, il vous offre assez, vous en aurez avis. » — « C’est voir, » dit le roi.

Lors fit-il lever le connétable, lequel se trait tout doucement devers le duc de Berry et le duc de Bourgogne, avisés de remontrer ces besognes et pour eux informer justement de la matière, car il en appartenoit à eux grandement, au cas que ils avoient le gouvernement du royaume. Mais en parlant à eux et en remontrant ses besognes et comment le duc l’avoit demené, il s’aperçut bien que la chose ne leur touchoit pas de si près que le roi lui avoit répondu ; car en la fin ils le blâmèrent grandement de ce que il étoit allé à Vennes quand il se sentoit en haine au duc. Il répondit que il ne s’en étoit pu garder ni excuser. « Si puissiez bien, dit le duc de Bourgogne, au cas que votre navie étoit prête, et que chevaliers et écuyers vous attendoient à Lautriguier. Et encore outre, quand vous eûtes dedans Vennes été et dîné avecques lui, et vous fûtes retourné en votre hôtel au bourg et que bien vous en étoit pris, vous n’aviez que faire de plus séjourner ni d’aller voir son chastel de l’Ermine. » — « Monseigneur, dit le connétable, il me montroit tant de beaux semblans que je ne lui osois refuser. » — « Connétable, dit le duc de Bourgogne, en beaux semblans sont les déceptions. Je vous cuidois plus subtil que vous n’êtes. Or allez, allez, les besognes venront à bien. On y regardera par loisir. » Adonc laissa le duc de Bourgogne le connétable, et reprit la parole à son frère de Berry.