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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

petits forts et tout à la ronde ; et quand ils vouloient chevaucher, ils se trouvoient entre mille et huit cens combattans.

« Le connétable, messire Bertrand, et messire Jean de Beuil, et le sire de Mailly, et aucuns chevaliers de ce pays eurent imagination que ils se mettroient à l’aventure pour délivrer tout le pays. Et se cueillirent environ cinq cens lances, et sçurent que les Anglois vouloient chevaucher et aller vers Saumur ; et étoient tous les capitaines des forts de ci environ mis ensemble, et avoient fait leur amas à Prilly qui siéd devant nous. Nos gens chevauchèrent et passèrent celle eau, et se mirent en embûche en un bois qui siéd ci-dessous à la bonne main. Au matin, ainsi qu’au soleil levant, les ennemis se départirent de Prilly. Et étoient bien neuf cens combattans. Quand nos gens les virent venir qui étoient en embûche, ils sçurent bien que combattre les convenoit. Là eurent-ils parlement pour savoir quel cri on crieroit. On vouloit prendre le cri de messire Bertrand, mais il ne le voulst ; et encore plus, il dit que il ne bouteroit jà hors ce jour ni bannière ni pennon, mais se vouloit combattre dessous la bannière de messire Jean de Beuil. Nos ennemis vinrent en ce pré où je descendis ores. Ils n’y furent oncques sitôt entrés que nous issîmes hors du bois et de notre embûche et entrâmes au pré. Quand ils nous virent, ils furent tous confortés, et mirent pied à terre et se ordonnèrent en bon arroi, et nous aussi d’autre part. Nous entrâmes l’un dedans l’autre. Là eut grand poussis et boutis de lances, et renversé des nôtres et des leurs ; et dura la bataille un grand temps sans branler ni d’une part ni d’autre.

« Au voir dire nous étions tous droites gens d’armes et de élection ; mais des ennemis en y avoit grand’planté de mal armés et de pillards. Toutes fois ils nous donnoient moult à faire : mais messire Maurice Treseguidy et messire Geoffroy Ricon, et messire Geffroy de Kermel et autres suivoient messire Bertran à l’éperon. Ceux nous rafreschirent de soixante lances de bonnes gens qu’ils nous amenèrent, et se boutèrent en eux tous à cheval, et les espardirent tellement que oncques depuis ne se purent remettre ensemble. Quand les capitaines de ces pillards virent que la chose alloit mal pour eux, si montèrent sus leurs chevaux ; les aucuns et non pas tous, car ils demeurèrent au pré tous morts jusques à sept et bien trois cens des leurs ; et dura la chasse jusques à Saint-Mor sur Loire ; et là se boutèrent en un batel messire Robert Tem, messire Richard Helme et Richard Gille et Janequin Clercq, Ces quatre se sauvèrent et traversèrent la Loire, et se boutèrent en autres forts que leurs gens tenoient par de là Loire ; mais point n’y séjournèrent car ils s’en allèrent en Auvergne et en Limousin, et cuidoient toujours avoir le connétable à leurs talons.

« Par cette déconfiture, beau maître, dit le chevalier, fut délivré tout ce pays ici environ, ni oncques depuis n’y eut pillards ni Anglois qui s’y amassèrent : si que je dis que le connétable Bertran fut un vaillant homme en son temps et moult profitable pour l’honneur du royaume de France, car il y fit plusieurs recouvrances. » — « Par ma foi, sire, dis-je, vous dites voir ; ce fut un vaillant homme et aussi est messire Olivier de Clayquin son frère. »

À ce que je nommai Clayquin le chevalier commença à rire, et je lui demandai : « Sire, pourquoi riez-vous ? » — « Je le vous dirai, dit-il, pourtant que vous avez nommé Clayquin. Ce n’est pas le droit surnom d’eux, ni ne fut oncques, comment que tous ceux qui en parlent le nomment ainsi, et nous aussi bien comme vous qui sommes de Bretagne ; et messire Bertran, lui vivant, y eût volontiers adressé et remédié si il eût pu ; mais il ne put oncques, car le mot est tel que il chied, en la bouche et en la parole de ceux qui le nomment, mieux que l’autre. »

Et adonc lui demandai : « Or me dites, sire, par votre courtoisie, a-t-il grand’différence de l’un à l’autre. » — « Si m’aist Dieu, nennil, dit-il ; il n’y a autre différence de l’un à l’autre, fors que on devroit dire messire Bertran du Glayaquin ; et je vous dirai dont ce surnom anciennement lui vint, selon ce que j’ai ouï recorder les anciens ; et aussi c’est une chose toute véritable, car on le trouve en escripst ès anciennes histoires et chroniques de Bretagne. »

Celle parole que le chevalier me dit me fit grand bien ; et lui dis adonc : « Ha ! doux sire, vous me ferez grand plaisir au recorder, et si le retiendrai de vous, ni jamais je ne l’oublierai ; car messire Bertran fut si vaillant homme que on le doit augmenter ce que on peut. » — « Il est