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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

que les autres se combattoient. Il en y eut vingt et deux pris, et seize morts sur la place ; et fut le capitaine pris, et fiancé prisonnier de Bonne-Lance. Puis ils se mirent au retour.

En chevauchant et en ramenant leurs prisonniers, Bonne-Lance s’avisa comment, puis un mois, il avoit été, en la ville de Montferrant en Auvergne, et en grand ébattement avecques dames et damoiselles, tant qu’elles lui avoient prié et requis, en disant ainsi : « Bonne-Lance, beau sire, vous chevauchez souvent sur les champs ; et ne peut être que vous ne voyez à la fois vos ennemis, et que vous n’ayez aucune rencontre. Je le vous dis, dit l’une des dames qui s’avança de parler devant toutes les autres, et laquelle Bonne-Lance avoit bien en grâce, pourtant que je verrois volontiers un Anglois. On m’a dit aucunes fois, et par espécial un écuyer qui est de ce pays et qui s’appelle Gourdinois et que bien connaissez, que ce sont durement appertes gens d’armes, et aussi apperts, ou plus, que ceux de ce pays ; et bien le montrent, car ils chevauchent souvent ; et font de belles appertises d’armes ; et prennent, sur nous, villes et chastels ; et les tiennent. » Et Bonne-Lance avoit répondu : « Par Dieu ! dame, si l’aventure me peut venir si belle et si bonne que j’en puisse prendre un qui vaille que vous le voyez, vous le verrez. » — « Grands mercis ! » dit-elle.

Quand cette souvenance fut venue à Bonne-Lance, il avoit pris le chemin pour venir à Clermont en Auvergne, car la bataille avoit été assez près de là ; mais il l’escheva, et prit le chemin de Montferrant qui siéd environ une petite lieue outre ; et passèrent sur la senestre ; et vinrent à Montferrant. De la venue de Bonne-Lance, et de la journée qu’il avoit eue sur les aventureux qui travailloient à la fois le pays, furent les gens de Montferrant très tous réjouis : et fut Bonne-Lance grandement le bien venu. Quand lui et ses gens furent descendus à l’hôtel, ils s’aisèrent et désarmèrent. Les dames et les damoiselles se mirent ensemble pour mieux conjouir et fêtoyer Bonne-Lance ; et le vinrent plus de vingt sept voir à l’hôtel. Il les recueillit moult doucement, car il étoit sage et gracieux chevalier ; et leur dit, espécialement à celle qui demandé lui avoit à voir un Anglois : « Dame, je me vueil acquitter envers vous. Je vous avois en convenant, n’a pas un mois, ou environ, si je pusse par l’aventure d’armes cheoir à taille que je prensisse Anglois, je le vous montrerois. Or m’a Dieu huy donné que j’ai trouvé et encontré une route de bien vaillans, car vraiment aux armes ils nous ont donné assez à faire : mais toutes fois la place nous est demeurée. Ils ne sont pas Anglois de nation, mais Gascons ; et font guerre d’Anglois. Ils sont de Béarn et de la haute Gascogne. Si les verrez à grand loisir, car, pour l’amour de vous, je les vous lairai en celle ville, tant qu’ils auront quis leur rançon. »

Les dames commencèrent à rire, qui tournèrent cette chose en revel, et dirent : « Grands mercis ! » Bonne-Lance s’en alla en ébattement avecques elles, et fut dedans Montferrant trois jours, en grand revel, et toujours entre les dames et damoiselles. Là en dedans Géronnet de Ladurant et ses compagnons se rançonnèrent ; et leur fit très bonne compagnie Bonne-Lance, car il vit bien qu’ils étoient povres compagnons aventureux. Et mieux vaulsist qu’il les eût tous pendus, ou noyés, que rançonnés ni laissés en la ville.

Quand il se dut partir, il dit à Géronnet : « Vous demeurerez cy pour tous vos compagnons. Les autres s’en retourneront querre votre rançon ; et, quant à ce que vous ferez et payerez, j’ai ordonné qui recevra les deniers. Et, sitôt comme ils seront mis outre, vous partirez, car je l’ai ainsi dit et ordonné. Or vous souvienne, Géronnet, que je vous fais bonne compagnie. Si les nôtres, par aventure d’armes, tournent en ce parti, faites leur ainsi. » — « Par ma foi ! répondît Géronnet, beau maître et sire, volontiers, car je, et tous les nôtres, y sommes tenus. » Adonc se départit Bonne-Lance et sa route et s’en retourna au siége de Ventadour ; et ses prisonniers, jusques à douze, demeurèrent dedans la ville de Montferrant, et les autres dix, par l’ordonnance qui faite avoit été, s’en allèrent vers Chaluset, pour quérir à Perrot le Bernois vingt et deux cents francs. Autant y étoient-ils l’un parmi l’autre, rançonnés. Et étoient les douze, qui demeurés étoient, tous à un hôtel, et se portoient bellement et liement : et faisoient de bons dépens, et n’avoient point de trop grand guet sur eux ; mais alloient par dedans la dite ville eux ébattre ; et furent là quinze jours ; et entrementiers apprirent-ils beaucoup de l’état du commun de la ville, et