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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et deux cents francs. Après ce, ils comptèrent de leurs menus frais à leur hôtel ; et payèrent bien et largement, tant que tous s’en contentèrent. Quand ils eurent par tout payé, Géronnet emprunta hommes et chevaux, pour eux mener jusques à Chaluset, et pour ramener les chevaux ; et puis prirent congé ; et s’en partirent et tournèrent à Chaluset ; et Bonne-Lance fut certifié de son argent. Si l’envoya querre, si comme je le crois, ou il le laissa là espoir. Aussi bien sur la fiance du fort lieu l’y put-il laisser ; car messire Pierre de Giac, pour ce temps chancelier de France, y laissa son trésor ; lequel il perdit celle année, tout ou en partie, et à tout le moins ce qu’on y trouva ; si comme je vous dirai.

Quand Géronnet de Ladurant s’en fut retourné à Chaluset, les compagnons lui firent bonne chère ; et, après trois ou quatre jours qu’il se fut là rafreschi, Perrot le Bernois l’appela et lui dit : « Or, Géronnet, la belle promesse que vous me signifiâtes par mes varlets vous a faite certainement votre délivrance, et non autre chose ; car je n’y étois en rien tenu envers vous, au cas que, sans mon sçu, vous étiez allé chevaucher à l’aventure. Or, tenez votre parole, et faites tant qu’elle soit véritable, ou autrement il y aura mau-talent et très grand courroux de vous à moi. Et sachez, de vrai, que je n’ai pas appris à perdre, mais à gagner. » — « Capitaine, dit Géronnet, vous avez raison de tout cela dire ; et je vous dis que, si vous voulez, je vous mettrai dedans la ville de Montferrant, en quinze jours ; en laquelle ville gît très grand pillage, car elle est riche de soi, et bien marchande ; et y a des riches villains grand’foison ; et aussi messire Pierre de Giac, qui est chancelier de France, et qui sait bien et a où mettre la main, a dedans celle ville de Montferrant, si comme je l’ai entendu, grand trésor ; et vous dis que c’est la ville où on fait le plus simple et povre guet qui soit au royaume de France. Véez-là la parole que je vous vueil dire, et la promesse que je vous ai promise. » — « En nom Dieu ! dit Perrot le Bernois, c’est bien dit ; et je m’y incline, car je y entendrai ; et vous qui savez les aisemens et ordonnances de la ville, y faudroit-il grands gens ? » Répondit Géronnet : « De trois ou quatre cens combattans ferons-nous tous bien notre fait, car ce ne sont pas gens de grand’deffense. » — « De par Dieu ! dit Perrot le Bernois, j’y entendrai, et le signifierai aux autres capitaines des forts d’ici environ ; et nous mettrons et cueillerons ensemble ; et puis irons celle part. »

Sur cel état que je vous dis, s’ordonna Perrot le Bernois ; et manda secrètement aux capitaines qui tenoient forts prochains, tout son fait, et la volonté de son emprise, et assit sa journée à être à Ouzac[1], un chastel en l’évêché de Clermont, assez près de là, duquel un pillard, et très outrageant et Gascon qui se nommoit Olim Barbe, étoit capitaine.

Tous s’assemblèrent à Ouzac les compagnons des forts, tous Anglois ; et se trouvèrent quatre cens, et tous bien montés ; et n’avoient que six lieues à chevaucher. Le premier des capitaines, qui vint à Ouzac, ce fut Perrot le Bernois, pour montrer que l’emprise étoit sienne, et aviser les compagnons, le jour devant, qu’ils fussent tous assemblés et conseillés l’un à l’autre, parmi l’information que Géronnet de Ladurant lui avoit faite et dite, et montrer à quelle heure ils viendroient. Ce Géronnet, lui douzième de compagnons, vêtus en habits de gros varlets et marchands, à cottes de bureaux, et chacun menant chevaux de harnois, tous unis, atout bats, selon l’usage qu’ils ont au pays, se départirent d’Ouzac devant l’aube du jour ; et se mirent au chemin vers Montferrant, tenans arroutés leurs chevaux, comme marchands voituriers ; et entrèrent, comme environ nonne, en la ville de Montferrant. On ne se donna garde quelles gens ils étoient, car jamais on n’eût cuidé que se eussent été pillards et robeurs, mais marchands qui vinssent là au marché pour cueillir et acheter draps ou touailles ; et disoient qu’ils étoient devers Montpellier, et outre ; et venoient là en marchandise, car la foire y devoit être ; et là y avoit grand’foison de marchands venus et des marchandises des villes et cités de là environ.

Si se trairent Géronnet et les siens à l’hôtel de la Couronne ; et establérent[2] leurs chevaux, et prirent une belle chambre pour eux ; et se tinrent tout cois, sans aller aval la ville, à fin que on ne s’aperçût de leur malice. Or, bien pensèrent ce jour d’eux, car ils supposoient bien qu’ils ne payeroient pas d’écot. Quand ce vint sur le soir, il s’ensonnièrent trop grandement au tour leurs

  1. Fonzac.
  2. Les mirent à l’écurie.