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LIVRE III.

nous espérons, car sur les champs ils se surattendent. » — « Et sont ils grands gens ? » demanda le duc de Guerles. Cils répondirent par avis et dirent : « Monseigneur, ceux que nous avons vus sont plus de cinq mille. »

De-lez le duc étoient pour l’heure le sire de Ghesme, ordonné souverain de la chevalerie, et le Damoisel de Hansbergue, le sire de Hueckelent, messire Ostes, sire d’Aspres, et plusieurs autres chevaliers et écuyers qui toutes ces paroles ne pouvoient pas avoir ouïes. Puis demanda le duc conseil à ses hommes et à ses plus prochains, lequel en étoit bon et le meilleur à faire ; et comment qu’il en demandât, son courage s’inclinoit toujours d’aller sur ses ennemis, puisque trouver les pouvoit. Là eut sur les champs, de ceux qui acconseillé l’avoient, plusieurs paroles retournées, car les aucuns disoient ainsi : « Sire, vous n’avez que une poignée de gens au regard des Brabançons, car sachez : toute la puissance du Brabant, chevaliers et écuyers et communautés des villes, sont hors. Comment pourrez-vous assembler, trois mille hommes espoir que vous avez, à quarante mille hommes ? Si vous le faites, vous ferez un très grand outrage ; et si mal vous en prenoit, on diroit que folie, outre cuidance ou jeunesse le vous auront fait faire ; et nous qui vous avons acconseillé en serièmes blâmés. » — « Et quel chose est bon, répondit le duc, que j’en fasse ? » — « Sire, répondirent les chevaliers, retrayons-nous en la ville de Gavres. Véez-le ci-devant nous et laissons les Brabançons loger hardiment sus votre pays. Jà avez-vous dit, s’ils ardent votre pays, vous entrerez et arderez au leur, et lui porterez bien autant de dommage que ils feront à vous. De deux mauvais chemins on doit élire et prendre le meilleur. » — « Hà ! répondit le duc, que à votre loyal pouvoir vous me conseillez, ce crois-je ; mais je veux bien que vous sachiez que je ne ferai jà ce marché ; il me seroit trop déshonorable. Ni en ville ni en chastel que j’aie, je ne m’enclorrai, et lairrai mon pays ardoir. Je aurois plus cher à être mort sur les champs. Je veux bien qu’ils soient dix mille ou vingt mille ; pensez-vous que ces communages sachent combattre ? M’aist Dieu ! nennil. Sitôt qu’ils nous verront chevaucher en brousse et entrer en eux de grand volonté, ils ne tiendront nul arroi et se desfouqueront. »

À ces mots le duc de Guerles, qui désiroit la bataille, dit, en tenant la main contre son cœur : « Mon cœur me dit que la journée est bien mienne. Je veux combattre ; mais mes ennemis j’ai trop plus cher à assaillir ; et mieux me vaut, et plus honorable et plus profitable nous est que de être assailli. Or tôt, développez ma bannière, et qui veut être chevalier traie avant, je le ferai, en l’honneur de Dieu, de Saint-George à qui je me rends de bonne volonté à la journée de hui, et à madame Sainte Marie, dont l’image est à Nimaige, et à laquelle au départir je pris congé de bonne volonté ; si lui recharge et recommande toute mon affaire. Avant ! Avant ! dit-il encore, qui m’aimera si mette peine à me suivre légèrement. »

Celle parole, que le duc de Guerles dit, rencouragea grandement toutes ses gens, et par espécial ceux qui l’avoient ouï : et montrèrent tous, par semblant, qu’ils fussent en grand’volonté de combattre, et tous confortés de courir sur leurs ennemis qui approchoient. Si estreingnirent leurs plates, et avalèrent les carnets de leurs bacinets, et restreingnirent les sangles de leurs chevaux ; et se mirent en bon arroi, et tous ensemble ; et chevauchèrent tout le pas, pour avoir leurs chevaux plus frais et plus forts à l’assembler. Et là furent faits aucuns chevaliers nouveaux qui se désiroient à avancer ; et chevauchèrent en cel arroi, en bon convenant, devers Ravestain. Jà étoient tout outre les Brabançons et grand’foison des communautés des bonnes villes.

Nouvelles vinrent au sénéchal de Brabant et aux chevaliers, que le duc de Guerles étoit sur les champs, et si près qu’il venoit sur eux, et que tantôt l’auroient. Ceux à qui les premières nouvelles vinrent, furent moult émerveillés de l’aventure ; et cuidèrent bien et de vérité, que le duc de Guerles, pour un homme qu’il avoit en sa compagnie, en eut six. Si s’arrêtèrent sur les champs ; et s’en vinrent mettre en arroi ; mais ils n’eurent pas loisir, car véez ci venir ie duc de Guerles et sa route, tous venant ensemble, éperonnant leurs chevaux, et criant : « Notre-Dame ! Guerles ! » les lances toutes abaissées. Et là eut un écuyer de Guerles lequel on doit recommander, car, pour le grand désir qu’il avoit d’exaulser son nom et de venir aux armes, tout devant les batailles il férit cheval