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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dont il eût moins valu ; et fut le jour ordonné et arrêté pour passer toutes gens au pont de Ravestain. Le duc de Guerles, qui se tenoit à Nimaige, fut signifié et informé véritablement, ne sais pas par qui ce pouvoit être, ou par espies, ou autres gens espoir que il avoit de son accord au conseil ou en l’ost de Brabant ; et lui fut dit ainsi : que le sire de Borne livroit passage aux Brabançons ; et entreroient en sa terre par la ville et le pont de Ravestain. Quand ces nouvelles lui furent venues, si fut tout pensieux et mélancolieux, car il voyoit que il n’avoit pas gens assez pour résister contre le pouvoir de Brabant, où bien pouvoit avoir, si ils passoient tout outre, quarante mille hommes, que uns que autres. Si eut le duc plusieurs imaginations sur ce et demandoit conseil aux siens, pour savoir comment il se maintiendroit. Finablement, tout considéré, il regarda qu’il mettroit tous ses gens ensemble et se trairoit sur les champs, et viendroit devers la ville de Gavres, pour eux rafreschir et reconforter ; et si les Brabançons entroient en Guerles, il entreroit aussi en Brabant. Et disoit bien que point il ne vouloit être enclos en nulle de ses villes ; et aussi ce lui conseilloit un grand sire de son pays qui s’appeloit messire de Ghesme. Et nonobstant tout son conseil, qui lui avoit dit tout le contraire, si n’en eût-il fait autre chose que il en fit, car ce duc fut de grande emprise et de bonne volonté, et conforté de soi-même pour porter dommage à ses ennemis. Si fit signifier parmi la ville de Nimaige à toutes gens, qu’il vouloit chevaucher le matin ; et ce jour devoient venir les Brabançons à Ravestain, et là passer la Meuse. Adonc vissiez chevaliers et écuyers appareiller de grand’manière, quoique leurs harnois fussent tout près et leurs chevaux aussi, car de tout ce faire ils sont grandement soigneux.

Quand il devoit partir de Nimaige il s’en vint en une église où il y a une image et chapelle de Notre-Dame, et là fit son offrande et ses oraisons, et se recommanda de bonne volonté à li, et puis monta ; et ses gens montèrent bien arréement, et se départirent de Nimaige, et se trairent tous sur les champs, et se trouvoient bien quatre cens lances de bonnes gens, chevaliers et écuyers. Ce même jour aussi chevauchoient les Brabançons ; mais les Guerlois rien n’en savoient, ni nul apparent ils n’en avoient. Et eut conseil d’envoyer ses coureurs devant pour savoir aucunes convenances de ses ennemis, car moult désiroit à ouïr nouvelles, et avoit pris le chemin de la ville de Gavres. Les coureurs, quand ils se départirent du duc de Guerles, chevauchèrent si avant que vers Gavres. Ils y vinrent aux barrières et demandoient à ceux qui là gardoient, s’ils savoient rien des Brabançons, et si ce jour ils devoient passer. Cils répondirent et dirent ainsi : « Nous espérons que voirement passeront-ils hui, car au matin leur ost a été moult estourmi, mais ils ne peuvent passer, fors par le pont à Ravestain ; et si vous chevauchez celle part, vous en aurez aucunes nouvelles. » À ces mots se départirent de là les coureurs du duc de Guerles et traversèrent les champs pour aller devers Ravestain. À celle heure que ils chevauchoient, passoient toutes gens sans ordonnance au pont de Ravestain ; mais quand ils étoient outre, et ils se trouvoient sur les champs par l’ordonnance des maréchaux qui étoient passés tout premièrement, ils attendoient l’un l’autre, et se mettoient ensemble, et se recueilloient par bannières et par pennons, ainsi que faire ils le devoient.

Ce propre jour, au matin, avoit envoyé le duc de Guerles par les varlets de sa chambre tendre et ficher les paissons en terre un vermeil pavillon sur les champs et près du rivage de la rivière de Meuse, au-dessous de la ville de Gavres, et l’avoit fait faire en remontrant à ses ennemis qu’il viendroit là loger. Le pavillon fut bien vu des Brabançons ; ils n’en firent compte, car ils se sentoient gens assez, et voirement étoient-ils, pour combattre le duc de Guerles et toute sa puissance. Tout en telle manière que les Guerlois avoient leurs coureurs sur les champs, avoient autant bien ceux de Brabant les leurs, par quoi ils sçurent nouvelle l’un de l’autre. Or retournèrent les coureurs du duc de Guerles qui ce matin avoient moult chevauché de long et de travers, avant et arrière pour mieux aviser leurs ennemis ; et trouvèrent le duc et sa route qui s’en venoient vers Gavres ; et avoit intention de premier, mais ce propos lui mua, que il s’en viendrait bouter en la ville. Les coureurs s’arrêtèrent devant le duc, et dirent tout haut : « Monseigneur, nous avons vu une partie de vos ennemis ; ils ont passé la Meuse au pont à Ravestain, et encore passent et passeront tous, si comme