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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

des éperons, abaissant son glaive ; et fut tout le premier joutant et assaillant, et entrant sur ses ennemis. On appeloit l’écuyer adonc Herman de Morbek. De celle joute il en porta un à terre, moult valeureusement. Je ne sais s’il fut puis relevé, car la foule vint tantôt si grande, et la presse des chevaux, que, qui étoit abattu, fort étoit de le relever, s’il n’étoit trop bien aidé : et je vous sais bien à dire que de celle première joute il y eut plus de six vingt Brabançons portés par terre. Là vissiez grand effroi, et grand abattis de gens, et à petite défense des Brabançons. Car ils furent soudainement pris ; et ainsi doit-on faire, qui veut porter dommage à ses ennemis. Car ces Brabançons, quoi qu’ils eussent grand’foison de gens et de grands seigneurs, furent si épars, que oncques ils ne se purent mettre en ordonnance ni en arroi de bataille ; et furent percés tout outre, et épars, les uns çà, les autres là : ni les grands seigneurs, barons et chevaliers de Brabant ne pouvoient venir à leurs gens, ni leurs gens à eux.

Adoncques ceux qui étoient derrière, entendirent l’effroi, et virent la grand’poudrière ; et leur sembla proprement par la voix et le tumulte des cris, et la poudrière qui voloit et venoit sur eux, et les approchoit, que leurs gens fussent déconfits : donc, pour l’effroi et la grand’hideur où ils en churent, tantôt ils se mirent au retour, les aucuns vers Ravestain ; et les autres, qui étoient plus effrayés, quéroient le plus court chemin et s’en venoient sur la rivière de Meuse, et entroient dedans, fût à pied ou à cheval, sans tâter le fond ni demander du gravier ni le moins profond ; et étoit proprement avis à ceux qui fuyoient, que leurs ennemis leur fussent sur le col.

Par celle déconfiture d’eux-mêmes, en y eut des noyés et des péris en la rivière de Meuse, plus de douze cens. Car ils sailloient l’un sur l’autre, ainsi comme bêtes, sans arroi ni ordonnance ; et plusieurs seigneurs et hauts barons de Brabant que je ne veuil point nommer, car blâme seroit pour eux et pour leurs hoirs, fuyoient lasquement et honteusement ; et quéroient leur sauvement, sans prendre le chemin de la rivière ni de Ravestain, mais autres voyes, pour éloigner leurs ennemis.

En telle pestillence chut ce jour, entre Gavres et Ravestain, la chevalerie de Brabant. Et grand’foison il y eut de morts et de pris, car ceux qui pouvoient venir à rançon se rendoient légèrement à petit de défense, et ces Allemands les prenoient et fiançoient volontiers, pour le grand profit qu’ils en pensoient à avoir. Ceux qui retournoient au logis devant Gavres, esmayoient ceux qui étoient demeurés, car ils venoient, ainsi que gens tous déconfits, en leur grosse haleine : ni à peine avoient-ils puissance de parler ni de dire : « Recueillez tout, car nous sommes tous gens déconfits : ni en nous n’a nul recouvrer. »

Quand ceux des logis entendirent la vérité de la besogne, et ils virent leurs gens en tel parti, si furent tous eshidés ; et n’eurent pas les plusieurs loisir ni puissance d’entendre à prendre le leur ni à déloger leurs tentes, leurs trefs, ni leurs pavillons, ni du trousser, ni mettre à voiture ; mais départoient le plus, sans dire adieu ; et laissoient tout derrière, car ils étoient si effrayés, que nulle contenance d’arroi ni d’ordonnance de recouvrer ne montroient, ni n’avoit en eux. Vitaillers et voituriers laissoient leurs chars et leurs sommiers, et leurs pourvéances ; et montoient sur leurs chevaux ; et se mettoient à sauveté ; et s’enfuyoient vers Bois-le-Duc, ou vers Hesdin, ou le Mont-Saint-Gertrude, ou Dordrecht ; ils n’avoient cure que pour éloigner leurs ennemis. Et, si ceux de la ville de Gavres, les hommes de la ville et ceux qui s’y tenoient en garnison de par le duc de Guerles, eussent sçu plus tôt assez la déconfiture qui se faisoit sur les Brabançons, ils eussent grandement fait leur profit ; et en eussent beaucoup rué jus et r’atteints. Mais point ne les çurent jusques à bien tard ; et nonobstant, ils issirent hors, et ils trouvèrent grand’foison de tentes, de trefs, de pavillons et de pourvéances, et d’engins dressés, et de canons, et d’artillerie ; et tout recueillirent et emmenèrent à leur ville, à grand loisir, car nul ne leur devéoit ni n’alloit au devant. Ainsi se porta leur département du siége de Gavres ; et reçurent les Brabançons ce dommage : dont il fut grand’nouvelle en plusieurs pays, comment une poignée de gens en déconfirent quarante mille et levèrent le siége ; et là furent pris le grand sire de Borgneval, le sire de Goch, le sire de Lintre, et tant d’autres, que jusques à dix sept bannières ; et en trouverez les pen-