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LIVRE III.

autrement, il ne se voult assentir qu’il ne se départit de là et se mît au chemin, et s’en alla en la ville et en propre lieu, où son maître, qui pris et fiancé l’avoit, demeuroit : dont toutes gens qui en ouïrent parler lui tournèrent à grand’vaillance.

Quand ces choses vinrent à la connoissance de ses prochains et des Guerlois, et qu’ils virent la volonté du duc leur seigneur, si traitèrent de sa délivrance : et fut délivré parmi le moyen de ce duc de Stuelpe qui y rendit grand’peine ; et, nonobstant tout ce, ce voult le duc de Stuelpe, avant qu’il consentît que le duc de Guerles issît hors de danger ni de sa terre, qu’il convînt, qu’il jurât et scellât que, pour toujours et à jamais, de celle prise lui ni ses hoirs, ni homme de sa terre, il ne pouvoit prendre ni arrêter par voie de dissimulation ni autrement ; et ainsi se départit le duc de Guerles, mais il eut en cel an telle aventure. Or retournerons-nous à messire Jean de Vienne, amiral de France ; et conterons quelle chose il fit, et comment il parla au roi de Castille, de par le roi de France.

CHAPITRE CXXXIV.

Comment messire Jean de Vienne, ayant fait son ambassade au roi de Castille, en eut réponse et dépêche ; comment ce roi et le duc de Lancastre procédèrent en leurs alliances de mariage ; et comment le comte d’Arondel, avec son armée de mer, se retira en Angleterre, après avoir fait quelque course sur côte de Normandie.


Tant exploita l’amiral de France par ses journées, qu’il entra en Castille ; et demanda du roi, là où on le trouveroit. On lui dit que par usage il se tenoit volontiers à Burges. Il chevaucha celle part ; et fit tant, qu’il y arriva. Si descendit à hôtel et rafreschit, et appareilla, et alla au palais du roi. Si tôt que ceux de l’hôtel du roi sçurent que l’amiral de France étoit là venu, si le recueillirent, selon l’usage du pays, moult honorablement, pour l’honneur et amour du roi de France auquel ils se sentoient grandement tenus ; et fût mené en la chambre du roi qui moult liement le reçut, et messire Jean de Vienne lui bailla ses lettres. Le roi les prit, et les lut, et appela son conseil à une part ; et furent de rechef les lettres vues et lues, Quand on vit que créance y avoit, on appela l’amiral ; et lui dit-on qu’il parlât, et qu’il remontrât ce pourquoi il étoit là venu. Il, qui tout prêt étoit, dit ainsi, par beau langage et orné : « Sire roi, et vous tous ceux de son conseil, le roi de France m’envoye par devers vous, pour la cause de ce qu’il lui est venu à connoissance, que vous mariez votre fils à la fille du duc de Lancastre ; et vous savez que celle partie où vous vous alliez lui est contraire et adversaire ; et vient à grand’merveille au roi de France et à son conseil, comment vous pouvez recueillir, ouïr, ni entendre à nul traité du monde, soit de mariage ou autre, sans le sçu de mon très redouté seigneur le roi notre sire et son conseil, car ils disent ainsi, et voir est, qu’on ne peut marier ses enfans, sans conjonction et alliance de grand’paix et amour. Si vous mande, de par moi, que vous avisez bien de faire ou d’avoir fait de penser, ou d’avoir pensé chose aucune qui soit préjudiciable au roi ni au royaume de France : parquoi les obligations et alliances, qui sont jurées et scellées du roi Henry votre père, et des prélats, nobles et cités de ce royaume, ne soient en rien enfreintes ni corrompues ; car, s’il étoit sçu, ni ouvert, vous seriez encouru en sentence de pape, et en excommunication, et peine impardonnable, et en l’indignation du roi et de tous les nobles du royaume de France ; et ne trouveriez, avec le blâme que vous encourriez et recevriez, plus grands ennemis d’eux. C’est la parole du roi et de son conseil, et laquelle par moi ils vous mandent. »

Quand le roi de Castille et une partie de son conseil qui là étoient, eurent ouï l’amiral de France ainsi parler, et si vivement, ils furent tous ébahis ; et regardèrent l’un l’autre ; et n’y eut oncques homme qui relevât le mot ni fît réponse. Toutes fois un évêque qui là étoit répondit et dit ainsi : « Messire Jean, vous êtes nouvellement venu en ce pays ; et le roi et nous vous y voyons moult volontiers que bien y soyez venu. Beau sire, le roi a bien ouï et entendu ce que vous avez dit et parlé. Si en aurez hâtivement réponse, dedans un jour ou deux, telle que vous vous en contenterez. » — « Il suffit, » répondit messire Jean de Vienne.

À ces mots il prit congé au roi et à son conseil, et se retrait en son hôtel. Et me fut dit que messire Jean de Vienne séjourna là plus de sept jours, que il ne pouvoit avoir réponse ; mais étoient les choses trop fort dissimulées, et tant qu’il s’en mélancolia, car point ne véoit le roi,