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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

étoit moult grevé, si ne voult pas mettre ces nouvelles en non chaloir et oubli, mais escripsi devers son père, le duc de Milan, afin qu’il se tînt sur sa garde. Le sire de Milan étoit jà tout avisé et informé de ces besognes ; et se pourvéoit grandement de gens d’armes partout où il les pouvoit avoir, et rafreschit les cités, villes et chasteaux de pourvéances et vivres, et se tenoit tout assuré qu’il auroit la guerre.

Environ la moitié du mois de mars furent ces gens d’armes et ces routes assemblés et amassés, la greigneur partie en la marche d’Avignon ; et comprenoient la rivière du Rosne, mouvant de Lyon sur le Rosne jusqu’en Avignon ; et se trouvoient bien en nombre jusques à quinze mille chevaux ; et passoient au travers du Rosne là où le plus aisément ils le pouvoient passer. Et sitôt comme ils étoient outre, ils se trouvoient en la Dauphiné de Vienne, et se logeoient ès villages sur les champs ; et les aucuns passoient outre pour mieux avoir le passage des détroits et des montagnes qui sont moult obscures et périlleuses à passer aux hommes et aux chevaux. Le comte d’Armignac, son frère et aucuns chevaliers de leur alliance vinrent voir celui qui se nommoit pape Clément au palais d’Avignon et les cardinaux ; et se offrirent à servir ce pape et l’Église encontre ces tyrans lombards ; et de ces offres leur sçut-on bon gré, et en furent moult remerciés ; et quand ils eurent été en Avignon huit jours, et que moult de leurs routes furent passées outre, ils prirent congé à ce pape et à ses cardinaux et s’ordonnèrent à suivir leurs gens. Là se départirent les deux frères l’un de l’autre, le comte d’Armignac et messire Bernard ; et dit ainsi le comte : « Beau-frère, vous retournerez en Comminge et en Armignac et garderez notre héritage de Comminge et d’Armignac ; car encore ne sont pas tous les forts délivrés ni acquittés. Velà ceux de Lourdes que messire Pierre Ernaulx de Béarn tient en garnison de par le roi d’Angleterre ; et aussi la garnison de Bouteville que messire Jean de Grailli tient, qui fut fils au captal de Buch du tout Foissois[1]. Et quoique pour le présent nous avons trèves au comte de Foix, il est crueux et chaud chevalier ; et ne pouvons savoir à quoi il pense ; ni notre terre ne peut demeurer dégarnie ; et pour ces états que je vous remontre vous retournerez. Moult souvent orrez-vous nouvelles de moi et de vous. »

Bernard d’Armignac s’accorda légèrement à celle ordonnance ; et lui sembla bonne et bien avisée, et aussi il n’avoit pas trop grand’affection de là aller. Encore à son département lui dit son frère Bernard : « Vous retournerez devers notre cousin Raymond de Touraine qui se tient ci en la comté de Venesse[2], terre du pape, et la guerroye ; et si a sa cousine épousée, la fille au prince d’Orange. Si lui priez de par moi, et de par vous, car j’en suis prié du pape, que il s’ordonne à venir en ce voyage avecques moi et je le ferai mon compagnon en toutes choses, et le surattendrai en la cité de Gap, séant entre les montagnes. »

Bernard d’Armignac répondit à son frère et lui dit que le message se feroit. Si se départirent les deux frères à celle parole sur les champs ensemble, à telle fin que oncques puis ne se virent. Le comte d’Armignac prit le chemin des montagnes pour aller vers Gap et en la terre des Gavres, et son frère s’en vint au chastel de Boulogne, où messire Raymond de Touraine se tenoit, lequel reçut son cousin moult liement. Messire Bernard d’Armignac lui remontra toute l’affaire duquel il étoit chargé de par son frère, sagement et doucement, afin qu’il y eût plus grande inclination. Raymond de Touraine en répondit et dit ainsi : « Beau cousin, avant que votre frère soit entré trop avant en Lombardie et qu’il ait assiégé cité ni ville, il pourra bien avenir que je le suivrai. Mais encore est-il assez tôt pour moi et mes gens mettre au chemin. Si m’escripra mon cousin, votre frère, des nouvelles. Et contre ce mai[3] le suivrai, car là dedans je pense bien à avoir fin de guerre à mon oncle ce pape d’Avignon et aux cardinaux qui ne me veulent faire nul droit, et me détiennent de force tout ce que mon oncle pape Grégoire me donna et ordonna. Ils me cuident lasser pour faire excommunier, mais non feront ; ils prient chevaliers et écuyers, et les absolvent de peine et de coulpe pour moi faire guerroyer, mais ils n’en ont nul talent. J’aurois plus de gens d’armes pour mille florins que ils pourroient faire ni

  1. C’est-à-dire entièrement dévoué au comte de Foix.
  2. Venaissain.
  3. Vers le mois de mai.