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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

res à son point ; et jà en étoit-il tout pourvu, car harnois pour son corps bon et bel il avoit mis hors d’Angleterre et fait amener à Paris. Si le faisoit retourner avecques lui, et l’eut tout prêt quand il lui besogna. Pour ce temps étoit capitaine de Calais messire Jean d’Éverues, auquel il dit l’ahatie d’armes qui entreprise étoit entre lui et le seigneur de Clary. Messire Jean d’Éverues dit que il lui feroit compagnie, et feroit faire d’aucuns compagnons de Calais ; c’étoit raison.

Quand ce vint à lendemain, les deux chevaliers françois et anglois vinrent sur la place où la parole et l’ahatie d’armes avoit été prise, et vint le chevalier anglois trop mieux accompagné que ne fut le sire de Clary, car le capitaine de Calais fut avecques lui.

Les deux chevaliers qui entrepris avoient à faire armes et à jouter l’un contre l’autre de cours de glaive de guerre, si comme je vous recorde, vinrent sur la place où jouter devoient, si comme enconvenancé l’avoient. Quand ils furent venus, il n’y eut point planté de parlement, car ils savoient bien quelle chose ils devoient faire. Tous deux étoient armés bien et fort, ainsi que pour attendre l’aventure, et étoient bien montés ; et puis leur furent baillés les glaives à pointes acérées, de fer de Bordeaux, tranchans et affilés : en les fers n’y avoit rien d’épargné, fors l’aventure telle que les armes l’envoient. Ils éloignèrent l’un l’autre et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un contre l’autre, par avis au plus droit qu’ils purent ; ce premier coup ils faillirent et point ne se assénèrent. Donc par semblant ils furent moult courroucés. À la seconde joute ils rencontrèrent et vinrent l’un sur l’autre de plein eslai. Le sire de Clary férit et atteignit le chevalier d’Angleterre de plein coup de son glaive, qui étoit bon, et roide et bien éprouvé, et lui perça tout outre la targe et parmi l’épaule, tant que le fer passa outre bien une poignée, et l’abattit jus du cheval de ce coup. Le sire de Clary, qui si bien avoit jouté, passa outre franchement et fit son tour, ainsi que un chevalier bien arréé doit faire ; et se tint tout coi, car il vey qu’il avoit abattu le chevalier anglois et que toutes gens de son côté l’environnoient. Si pensa bien qu’il l’avoit blessé, car de ce coup son glaive étoit volé en tronçons. Si vint sus son cheval de celle part. Les Anglois vinrent au-devant de lui et lui dirent : « Vous n’êtes pas bien courtois jouteur. » — « Pourquoi ? dit le sire de Clary. » — « Pour ce, dirent-ils, que vous avez enferré tout outre l’épaule messire Pierre de Courtenay. Vous dussiez et pussiez bien plus courtoisement avoir jouté. » Répondit le sire de Clary : « De la courtoisie n’étoit pas en moi, puisque j’étois appareillé et accueilli pour la joute ; et autant en pussé-je avoir eu, si l’aventure se fût portée contre moi, en venant de lui sur moi ; mais au cas que il s’est atys de la joute à moi, demandez-lui, ou je lui demanderai, si vous voulez, si il lui suffit, et si il lui en faut ou veut plus. » Messire Jean d’Éverues répondit à cette parole et dit : « Nennil, chevalier, partez-vous ; car vous en avez assez fait. »

Le sire de Clary se départit avecques ses gens, et les Anglois emmenèrent à Calais messire Pierre de Courtenay, et entendirent à sa navrure et blessure mettre en point. Le sire de Clary retourna en France et cuida très bien avoir exploité, et que de ce fait on lui dût porter et donner grand’louange et grand’grâce. Mais je vous dirai qu’il lui en advint.

Quand la nouvelle fut sçue devers le roi et le duc de Bourgogne et leurs consaulx que, en ramenant à Calais messire Pierre de Courtenay, le sire de Clary avoit fait armes à lui, et tellement blessé et navré que mis en péril de mort, le roi et le duc de Bourgogne, et par espécial messire Guy de la Trémouille en furent trop fort courroucés sur le chevalier, et dirent qu’il avoit bien ouvré et exploité pour du moins perdre toute sa terre et être banni hors du royaume de France à toujours mais, et sans rappel. Et les aucuns disoient, qui nuire lui vouloient, que il avoit ouvré comme faux et mauvais traître, quand un chevalier étranger, sur le conduit du roi et du duc de Bourgogne, il avoit requis et appelé en armes et le mis en péril de mort, et que cil outrage ne faisoit point à pardonner.

Le sire de Clary fut mandé. Il vint au mandement du roi. Quand il fut venu, on le mena devant le roi et le duc de Bourgogne et leurs consaulx. Là fut-il mis à question et examiné de grand’manière ; et lui fut dit et remontré trop acertes comment il avoit été si osé ni si outrageux que un chevalier étranger, qui par amour et pour son honneur exaulser et faire armes venu en la cour du roi de France étoit, et de cette cour parti liement et par bonne amour,