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DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

traîné par la vivacité du narrateur. Le récit d’une action criminelle ne provoquera plus aussi fortement notre indignation, distraits que nous en serons par l’embarras de retrouver un mot sous la forme orthographique qui le déguise ; le récit d’une belle action éveillera moins notre sympathie, parce que nous songerons moins au fait en lui-même qu’aux mots qui le représentent.

J’ai cru devoir prendre, dans l’intérêt du lecteur, un parti décisif. Trois difficultés principales se présentent dans la lecture des anciens livres ; la construction des phrases qui constitue le caractère particulier de l’écrivain ; les mots inusités ou vieillis qui contribuent à la naïveté de son style et qui, lorsqu’ils ne sont pas trop multipliés, éveillent l’attention au lieu de la lasser ; et l’orthographe qui rend quelquefois méconnaissables les mots qui nous sont les plus familiers.

Je ne me suis jamais permis de changer en rien la construction des phrases, c’eût été altérer l’idiome national ; c’eût été récrire les Chroniques. Quand les phrases paraissent peu claires, ce qui se présente fort rarement, une fois ou deux par volume peut-être, j’en présente l’explication au bas de la page.

Les mots inusités ou vieillis sont le cachet distinctif et inséparable du style de chaque auteur ; jamais je n’ai remplacé un mot par un autre : tous les mots anciens ont été scrupuleusement conservés, comme ils devraient l’être plus souvent dans notre langue appauvrie plus qu’enrichie à cet égard par les siècles suivans. Afin qu’aucun de ces mots n’arrêtât le lecteur, j’ai mis entre parenthèse à côté du mot difficile, le mot moderne qui lui correspond le mieux[1] ; en renvoyant cette explication au bas de la page, j’aurais fatigué l’attention du lecteur occupé à le chercher, et ces explications grammaticales se seraient d’ailleurs trouvées mêlées d’une manière gênante avec l’explication des faits historiques et des éclaircissemens utiles, que j’ai cru devoir donner en note.

Quant à l’orthographe, j’en distingue deux espèces, l’orthographe de construction et l’orthographe littérale : la première régit le rapport des mots entre eux, et fait prendre tel temps à un verbe, tel genre à un adjectif, selon la position de chacune de ces parties du discours. J’ai laissé également subsister cette orthographe avec ces irrégularités, attendu qu’elle n’empêche nullement de comprendre et qu’elle ne fait que donner au style un certain air d’étrangeté plus piquant que pénible.

J’ai réservé pour l’orthographe littérale toutes les libertés que j’avais à prendre. Là j’ai bravé toutes les accusations de la critique. Dût l’Académie en corps me censurer, je persiste à croire que j’ai bien fait : le public prononcera. Qu’importe en effet au lecteur que recu s’écrive receu ou reçu, que prouesse s’écrive prouesce ou prouece, que spécialement s’écrive espécialement ou espéciamment ? Cela change-t-il rien à la grâce et à la naïveté du style, et le changement littéral que je me suis permis de faire n’offre-t-il pas une absurdité moins choquante que si j’avais laissé subsister ces variations de l’orthographe des manuscrits copiés par différens hommes dans différens pays et à différentes époques ? Mais, me dit-on, cela ôte l’illusion de l’antiquité. Imprimez donc en lettres gothiques avec des majuscules en lettres dorées, pour laisser subsister l’illusion de l’antiquité. Mais si vous consentez à laisser imprimer sur beau papier des Vosges, en caractères modernes, avec des chiffres modernes, et sans majuscules coloriées, pourquoi ne faites-vous pas un pas de plus pour arriver à ce qui est raisonnable et à ce qui convient à tout le monde ?

Si l’on m’objecte qu’il est utile de conserver les traces de l’étymologie et de considérer par quelle filiation les mots ont passé pour nous arriver dans l’état où ils se trouvent, je répondrai que ceux qui veulent étudier scientifiquement l’étymologie des langues, doivent consulter les manuscrits eux-mêmes selon leur antiquité connue, que rien ne peut remplacer pour eux ce travail consciencieux et qu’ils ne doivent jamais compter assez sur l’autorité d’une autre personne pour se croire dispensés d’observer par eux-mêmes. D’ailleurs, pour éviter même un reproche à cet égard, j’ai eu le soin de laisser le mot tel qu’il était écrit les premières fois qu’il se présente et de le reproduire ainsi de temps à autre, à des intervalles suffisant pour ne pas fatiguer l’attention.

J’ai long-temps hésité à me décider sur le parti que j’ai pris ; j’ai fait recomposer trois fois les dix premières feuilles de ce volume d’une manière différente, afin d’éviter tout reproche raisonnable. Je dois dire que M. Dacier n’était pas de mon avis et qu’il avait laissé subsister, dans la partie imprimée de son texte de la moitié du premier livre de Froissart, l’orthographe telle qu’il l’avait trouvée dans chacun des manuscrits qu’il avait employés ; mais quelque importance qu’ait à mes yeux l’opinion d’un homme aussi distingué, j’ai persisté dans mon système. Je prie seulement les nombreux

  1. L’expérience m’a déterminé à adopter une autre marche pour cette deuxième édition. J’ai supprimé les parenthèses explicatives des mots, et j’ai fait précéder le premier livre des Chroniques de trois Glossaires, l’un des mois vieillis, le second des noms d’hommes rectifiés, le troisième des noms de lieux.