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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

appartient qui veut aller en un lointain pays et voyage.

Nous cesserons un petit à parler de lui et retournerons au comte de Cantebruge et à ses gens, qui pour ce temps se tenoient en Portingal de-lez le roi.


CHAPITRE CXXX.


Comment à Lusebonne en Portingal, le mariage fut fait de Jean, fils au comte de Cantebruge, et de madame Béatrix, fille au roi de Portingal ; et comment les gens d’armes furent distribués.


Le comte de Cantebruge et ses gens se rafreschirent un grand temps à Lusebonne de-lez le roi de Portingal ; et avisoient les Anglois et les Gascons le pays, pour tant que ils n’y avoient oncques mais été. En ce séjour il me semble que un mariage fut accordé de la fille du roi de Portingal, qui étoit adonc en l’âge de dix ans, et du fils du comte de Cantebruge, qui pouvoit être de tel âge. Bel enfant étoit et avoit nom Jean[1] et la dame, fille du roi, Béatrix. À ces noces de ces deux enfans ot grand’fètes et grands ébattemens ; et y furent les prélats et les barons du pays ; et y furent couchés, comme jeunes que ils fussent, tous nus en un lit. Ces noces faites[2] et les fêtes passées qui durèrent bien huit jours, le conseil du roi de Portingal ordonna que ces gens d’armes qui se tenoient à Lusebonne se départiroient et iroient autre part tenir leur frontière. Si fut le comte de Cantebruge et ses hôtels ordonné et assigné d’aller en une autre ville moult belle en Portingal, que on dit Estremouze[3]. Et les Anglois et les Gascons tous ensemble, en une autre ville que on appelle au pays Villevesiouse[4] ; et Jean de Cantebruge demeura de-lez le roi et sa femme.

Quand le chanoine de Robertsart et les autres chevaliers anglois et gascons se départirent du roi et prirent congé pour aller en leur garnison, le roi leur dit : « My enfans, je vous commande que point vous ne chevauchiez sur les ennemis sans mon sçu ; car si vous le faisiez, je vous en saurois mauvais gré. » Ils répondirent, de par Dieu, et que quand ils voudroient chevaucher, ils lui signifieroient et en prendroient congé. Sur cel état se départirent-ils et chevauchèrent à Ville-Vesiouse, qui siéd amont au pays, à deux journées de Lusebonne, et à autant de Séville où le roi d’Espaigne se tenoit, que jà étoit tout avisé et informé de la venue des Anglois et du comte de Cantebruge, et avoit cel état signifié en France aux chevaliers et écuyers dont il pensoit être servi. Et quand ils le sçurent et que fait d’armes apparoit en Espaigne, si en furent tous réjouis ; et s’appareillèrent les plusieurs qui se désiroient à avancer et à acquérir honneur et prix, et se mirent au chemin pour aller en Espaigne.


CHAPITRE CXXXI.


Comment le chanoine de Robertsart, un capitaine anglois, chevaucha outre le gré du roi de Portingal devant le chasteau de la Fighière, et comment il l’assaillit et conquit tout en un jour.


Le chanoine de Robertsart, qui se tenoit en garnison à Ville-Vesiouse avec ses compagnons anglois et gascons, parla une fois à eux et leur dit : « Beaux seigneurs, nous séjournons ci, ce me semble, mal honorablement, quand nous n’avons encore chevauché sur nos ennemis ; et moins de bien ils en tiennent de nous. Si vous le voulez et vous le conseillez, nous envoyerons devers le roi, en priant qu’il nous donne congé de chevaucher. » Ils répondirent tous : « Nous le voulons. » Adonc fut ordonné messire Jean de Cavendich à faire ce message. Il dit que il le feroit volontiers. Si vint devers le roi à Lusebonne, et fit son message bien et à point, et ce dont il étoit chargé. Le roi répondit que il ne vouloit pas que ils chevauchassent hors de ses mettes ; ni oncques le chevalier ne le put tourner en une autre voie ; et retourna devers les seigneurs, et leur dit que le roi ne vouloit pas que ils chevauchassent. Adonc furent-ils plus courroucés que devant ; et dirent entre eux que ce n’étoit mie leur état ni leur ordonnance, ni à gens d’armes, de eux tenir si longuement en une garnison, sans faire aucun exploit d’armes ; et enconvenancèrent l’un à l’autre de chevaucher. Si se mirent un jour aux champs bien quatre cens hommes d’armes et autant d’archers ; et avoient empris, en leur chemin, d’aller à

  1. Il s’appelait Édouard et non Jean ; il mourut sans héritier.
  2. Ces noces ne furent regardées que comme des fiançailles. Lorsque le duc de Cambridge quitta le Portugal l’année suivante, il emmena son fils avec lui en Angleterre, sans que ce mariage eût aucune autre suite. Fern. Lopes dit que plusieurs des choses précieuses qui avaient servi à ces fiançailles, furent ensuite employées pour le mariage de la même Béatrix avec le roi Jean de Castille.
  3. Estremoz, ville de la province d’Alem-Téjo.
  4. Villa-Viçosa aussi dans l’Alem-Téjo.