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LIVRE II.

sous lui, deux ou trois fois l’an, du demi ou du tiers de leur chevanche ; et si n’en osoit nul parler ; mal pour celui qui s’en plaignit. Messire Galéas, comte de Vertus, pour grâce acquerre et louange en toute sa terre, ne prenoit ni levoit nulles aides ni nulles tailles, ainçois vivoit de ses rentes singulièrement. Et tint celle ordonnance depuis la mort son père bien cinq ans. Et avoit telle grâce de toutes gens en Lombardie que chacun l’aimoit et disoit bien de lui, et demeuroit volontiers dessous lui ; et toutes gens disoient mal et se plaignoient couvertement de messire Barnabo ; car il ne leur laissoit rien. Avint que le comte de Vertus, qui tiroit à faire son fait et qui se doutoit trop grandement de son oncle, et jà en avoit vu aucunes apparences, si comme on disoit, fit un mandement secrètement de tous ceux où il se confortoit le plus, et dit à aucuns son entente, et non pas à tous, qu’il ne fût sçu et révélé. Et sçut une journée que messire Barnabo son oncle devoit chevaucher en ses déduits de chastel à autre. Sur cel état et ordonnance il mit sus trois embûches ; et convenoit que messire Barnabo passât du moins parmi l'une des embûches. Il étoit ordonné de le prendre vif et non pas mort, si il ne se mettoit trop grandement à défense.

Ainsi que messire Barnabo chevauchoit de ville à autre, qui nullement n’y pensoit et qui tout assuré cuidoit être, ni de son nepveu nulle doute il ne faisoit, véez-ci qu’il s’embat sur une de ces embûches, laquelle se ouvrit tantôt sur lui, et vinrent tantôt, en brochant chevaux de l’éperon et les lances abaissées. Là ot un chevalier allemand qui étoit à messire Barnabo et lui dit : « Sire, sauvez-vous, je vois sur vous venir gens de très mauvais convenant, et sont de par votre nepveu messire Galéas. » Messire Barnabo répondit que il ne se sauroit où sauver si on avoit aucune male volonté sur lui, et qu’il ne cuidoit en rien avoir forfait à son nepveu, pourquoi il lui convînt fuir. Et toujours ceux de l’embûche approchoient et venoient au plus droit que ils pouvoient, fendant parmi les champs sur messire Barnabo. Là ot ce chevalier d’Allemagne, homme d’honneur étoit et chevalier du corps à messire Barnabo ; quand il vit approcher ceux qui venoient sur son maître et seigneur, il portoit l’épée à messire Barnabo devant lui, tantôt il la trait hors du fourrel et la mit au poing de messire Barnabo ; tout ce lui virent faire ceux qui venoient pour le prendre ; et puis trait le chevalier son épée comme vaillant homme, pour lui mettre à défense. Ce ne lui valut rien ; car tantôt il fut environné, et messire Barnabo aussi ; et là fut le chevalier occis, pourtant qu’il avoit fait semblant et contenance de lui défendre ; dont messire Galéas fut depuis pour la mort trop durement courroucé. Là fut pris messire Barnabo ; oncques n’y ot défense en lui ni en ses gens, et mené en un chastel où son nepveu étoit, qui ot grand’joie de sa venue.

En ce jour aussi furent pris sa femme et ses enfans, ceux qui à marier étoient ; et les tint le sire de Milan en prison, qui prit tantôt toutes les seigneuries, villes, chastels et cités que messire Barnabo tenoit en Lombardie. Et se tenoit le pays à lui ; et demeura messire Galéas sire de toute Lombardie par la manière que je vous dis ; car son oncle mourut. Je ne sais mie de quelle mort ; je crois bien que il fut saigné au haterel, ainsi comme ils ont d’usage à faire leurs saignées en Lombardie, quand ils veulent à un homme avancer sa fin[1].

Ces nouvelles s’épandirent tantôt partout : les aucuns en furent lies et les autres courroucés ; car messire Barnabo avoit fait en son temps tant de si cruels et de si horribles faits et de piteuses justices sans raison, que trop petit de gens qui en oyoient parler le plaignoient ; mais disoient que c’étoit bien employé. Ainsi fina, ou aucques près, messire Barnabo qui en son temps avoit régné au pays de Lombardie si puissamment.


CHAPITRE CCXXVII.


Comment les François prindrent plusieurs forts sur les Anglois ès marches de Poitou et de Xaintonge ; et comment le duc de Bourbon et le comte de la Marche mirent le siége devant le chastel de Taillebourch.


Nous retournerons à l’armée que le duc de Bourbon et le comte de la Marche firent en Poitou et en Limousin. Il se départit de Moulins en Bourbonnois et chevaucha à belle route de chevaliers et d’écuyers pour parfournir son voyage ; et avoit Jean de Harecourt son neveu en sa com-

  1. Barnabo fut arrêté le 6 mai par son neveu, qui avait prétexté un pèlerinage à la Madonna-del-Monte près de Varese. Il fut retenu en prison pendant sept mois avec ses deux fils ; après trois tentatives d’empoisonnement, il finit par succomber, le 18 décembre 1385.