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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/384

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

vinssions à Ortais. En chevauchant, le gentilhomme et beau chevalier, puis que il avoit dit au matin ses oraisons, jangloit le plus du jour à moi en demandant nouvelles, et aussi quand je lui en demandons il m’en répondoit.

Au départir de la cité de Pammiers, nous passâmes le mont de Cosse, qui est moult traveilleux et malaisé à monter ; et passâmes de-lez la ville et chastel de Ortingas, qui est tenue du roi de France et point n’y entrâmes, mais venismes dîner à un chastel du comte de Foix, qui est demi-lieue par de là, que on appelle Carlat, et siéd haut sur une montagne. Après dîner, le chevalier me dit : « Chevauchons ensemble tout souef, nous n’avons que deux lieues de ce pays, qui valent bien trois de France, jusques à notre gîte. » Je répondis : « Je le vueil. » Or dit le chevalier ; « Messire Jean, nous avons huy passé devant le chastel de Ortingas qui porta, le terme de cinq ans que Pierre d’Anchin le tint, car il l’embla et échella, dommage fut au royaume de France ! soixante mille francs. » — « Et comment l’eut-il, » dis-je au chevalier ? « Je le vous dirai, dit-il ; le jour de la Notre-Dame en mi-août, a une foire en celle ville où tout le pays se rescouse et y a moult de marchandises. Pour un jour Pierre d’Anchin et sa charge de compagnons qui se tenoient à Lourdes avoient jeté leur avis dès long-temps à prendre celle ville et le chastel, et n’y savoient comment avenir. Toutefois ils avoient deux de leurs varlets, simples hommes par semblance envoyé très le may à l’aventure pour trouver service et maître en la ville ; et le trouvèrent tous deux, et furent retenus. Et étoient ces deux varlets de trop beau service pleins envers leurs maîtres ; et alloient hors et ens besogner et marchander, ni on n’avoit nul soupçon d’eux. Avint que, ce jour de la mi-aoùt, il y avoit grand’foison de marchands étrangers de Foix, de Berne, de France en celle ville ; et vous savez que marchands, quand ils se trouvent ensemble et ils ne se sont vus de grand temps, boivent par usage largement et longuement pour entre eux faire bonne compagnie. Donc il avint que ès hôtels des maîtres, où ces deux varlets demeuroient il y en avoit grand’foison ; et là buvoient et se tenoient tout aise, et les seigneurs de l’hôtel et leurs femmes avec eux. Sur le point de mie nuit Pierre d’Anchin et sa route vinrent devant Ortingas, et demeurèrent derrière en un bois, eux et leurs chevaux, où nous avons passé, et envoyèrent six varlets et deux échelles pour assaillir et écheller la ville. Et passèrent cils varlets outre les fossés où on leur avoit enseigné, au moins parfond, et vinrent aux murs, et là dressèrent leurs échelles ; et là étoient les deux varlets dessus dits qui leur aidoient, endementres que leurs maîtres séoient à table et les aidoient tous à passer ; et se mirent en telle aventure que l’un des varlets de l’hôtel amena ces six varlets à la porte ; et là avoit deux hommes qui gardoient les clefs. Cil varlet dit à ces six compagnons : « Tenez-vous ci quoy et ne vous avancez jusques à tant que je sifflerai : je ferai à ces gardes ouvrir l’huis de leur garde. Ils ont les clefs de la porte, je le sais bien. Si tôt que je leur aurai fait ouvrir l’huis de leur garde je sifflerai ; si saillez avant et les occiez ; je connois bien les clefs, car je ai aidé à garder plus de sept fois la porte avecques mon maître. » Tout ainsi comme il le devisa ils le firent et se mucèrent et catirent[1] ; et cil s’en vint à l’huis de la garde et ouït et trouva que cils veilloient et buvoient ; il les appela par leurs noms, car bien les connoissoit, et leur dit : « Ouvrez l’huis, je vous apporte du très bon vin, meilleur que vous n’avez point, que mon maître vous envoie afin que vous fassiez meilleur guet. Cils qui connoissoient assez le varlet et qui cuidoient que il dit vérité, ouvrirent l’huis de la garde et il siffla, et les six varlets saillirent tantôt avant et se boutèrent en l’huis, ni oncques les gardes n’eurent loisir de reclorre l’huis comment que ce fût. Là furent-ils attrapés et occis si coiement que on n’en sçut rien. Lors prirent-ils les clefs, et vinrent à la porte et l’ouvrirent, et avalèrent le pont si doucement que oncques personne ne sçut rien. Adonc sonnèrent un cor, un son tant seulement, et cils qui étoient en l’embûche l’entendirent tantôt. Si montèrent sur leurs chevaux, et vinrent frappant de l’éperon, et se mirent sur le pont, et entrèrent en la ville, et prirent tous les hommes de la ville en séant à table ou en leurs lits. Ainsi fut Ortingas prise de Pierre d’Auchin de Bigorre et de ses compagnons qui étoient issus de Lourdes[2]. »

Adonc demandai-je au chevalier : « Et com-

  1. Se placèrent de manière à tenir peu de place.
  2. Ces événemens doivent se rapporter à l’année 1365, avant le départ des Compagnies pour l’Espagne avec du Guesclin.