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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

vière pour nous combattre. » Mais ils n’en avoient nulle volonté, car le roi de France de ce temps ressoignoit si les fortunes périlleuses, que nullement il ne vouloit que ses gens s’aventurassent par bataille si il n’avoit contre six les cinq.

En ces montres et en ces assemblées, et ainsi hériant et ardaiant l’un l’autre, avint que une fois le comte de Cantebruge dit ainsi et jura que, si plus véoit de tels ahaties, puisque on ne les venoit combattre, il les iroit combattre, quelle fin qu’il en dût prendre ; et avoit adonc l’avant garde et grand’foison de bonnes gens avecques lui, qui tous se désiroient à avancer. Le connétable de France, qui savoit d’armes ce qui en est et qui sentoit les Anglois chauds, bouillans et avantureux, ordonna une fois toutes ses batailles sur le sablon et au plus près de la rivière qu’il put, et tous à pied. Le comte de Cantebruge qui étoit d’autre part en ouït la manière ; si dit : « Qui m’aime si me suive ; car je m’en irai combattre. » Adonc se frappa en l’eau qui étoit au plat ; mais le flot revenoit ; et se mirent au droit fil de la rivière sa bannière et toutes ses gens, et commencèrent archers fort à traire sur les François. Adonc retrait le connétable de France et fit retraire ses gens sur les champs, qui cuida lors véritablement que les Anglois dussent passer ; et volontiers eût vu que ils eussent passé et qu’il les eût pu tenir deçà l’eau. Le duc de Lancastre, atout une grosse bataille, étoit de son côté tout appareillé pour suivir son frère, s’il eût vu que besoin en eût été ; et dit à Girard du Biez un écuyer de Haynaut qui étoit de-lez lui : « Girard, regardez mon frère comme il s’aventure : à ce qu’il montre il donne exemple aux François que il les combattroit volontiers ; mais ils n’en ont nulle volonté. »

Ainsi se porta cette besogne sans nul fait d’armes qui à recorder fasse, les Anglois d’un lez et les François d’un autre étant près de combattre. Le flot commença à monter ; si se retrairent les Anglois hors de la rivière et s’en vinrent à leurs logis ; et les François se retrairent aussi aux leurs.

De tels ahaties, de telles affaires et de telles montres l’un contre l’autre, le siége étant devant Saint-Malo, il en y eut plusieurs faites. Les François gardoient si bien leur frontière que les Anglois n’osoient passer la rivière. Si avint-il par plusieurs fois que amont sur le pays aucuns chevaliers et écuyers bretons qui eonnoissoient les marches chevauchoient par compagnies, et passoient la rivière à gué et rencontroient souvent les fourrageurs anglois. Là en y avoit souvent des rués jus ; une heure perdoient et l’autre gagnoient, ainsi que en tels faits d’armes les aventures aviennent. Le siége durant et les envahies faisant, les seigneurs d’Angleterre, pour leur besogne approcher, avisèrent que ils feroient faire une mine pour entrer dedans Saint-Malo ; ni autrement ils ne le pouvoient avoir, car la ville étoit bien pourvue de bonnes gens d’armes qui soigneux en étoient. Avecques tout ce ils avoient grand’foison de toutes pourvéances et d’artillerie, qui moult aidoit à leur besogne ; et presque tous les jours il les convenoit armer et mettre ensemble pour attendre la bataille, si les François tiroient avant ; pour laquelle cause il n’avoient pas trop de loisir pour le faire assaillir, fors que de leurs canons ; mais de ce avoient-ils moult grand plenté et qui moult grévoient la ville. Si avisèrent lieu et place pour faire miner ; et furent mineurs et houilleurs[1] mis en besogne. Nous nous tairons un petit du siége de Saint-Malo ; et parlerons du siége de Mortaigne en Poitou et comment ceux qui assiégé l’avoient persévérèrent.


CHAPITRE XXXIII.


Comment les François qui tenoient siége devant Mortagne s’en allèrent sans rien faire ; et comment les Bretons qui s’étoient retraits dedans le fort de Saint-Léger se rendirent aux Anglois et Gascons.


Vous avez bien ouï ci-dessus recorder la mort de Yvain de Galles et comment il fut mort et occis et aussi comment les Bretons et les Poitevins étoient devant Mortaigne, desquels messire Jaqueme de Montmore, messire Parcevaulx d’Aineval, Guillaume de Montcontour, et messire Jaque de Surgères étoient capitaines ; et ne vouldrent mie pour ce laisser leur siége, quoique ils fussent moult courroucés de la mort de Yvain, leur souverain capitaine ; car ils avoient grand désir de contrevenger sa mort sur ceux de la forteresse. Et si avez ouï comment messire Thomas Trivet, messire Guillaume Scrop, messire Thomas Abreton, messire Guillaume Cendrine, atout une quantité de gens d’armes et d’archers, étoient ordonnés de venir en la marche de Bor-

  1. Ouvriers qui se servent de la houille, autrement houe, pour creuser la terre.