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LIVRE III.

d’argent et mille ou deux mille francs en leurs bourses, et en leurs pays ils allassent espoir à pied ou sus un povre roussin. Ainsi gagnèrent ces compagnons qui se trouvèrent en la première rèse en Castille ; et tout le plat pays, car il fut tout riflé, couru et mangé de leurs gens mêmes, car ils ne vouloient pas que leurs ennemis en eussent joie ni aise.

Quand les nouvelles en furent venues en France aux autres povres compagnons chevaliers et escuyers, en Beauce, en Berry, en Auvergne, en Poitou et en Bretagne, comment leurs gens étoient enrichis en Castille, si furent plus diligens et plus aigres assez de partir de leurs maisons et d’aller en Espaigne, puisque renommée couroit que on pilloit aussi bien sus terre d’amis comme d’ennemis.

Bien étoit le roi de France, et ses oncles aussi, et leurs consaulx, informé du voyage du duc de Lancastre que il devoit faire en Castille, avant que il se départesist oncques ni issit hors du royaume d’Angleterre ; car renommée court, va et vole partout tantôt. Et bien savoient que le royaume de Castille auroit à faire ; et pour ce, et pour y remédier, avoit le duc de Bourgogne si légèrement fait paix aux Gantois, que pour adresser et aider aux besognes et nécessités du roi de Castille, envers qui le roi de France et le royaume étoient grandement tenus par plusieurs raisons ; car par le roi de Castille et par ses gens, et par ses navies et armées de mer, étoient les besognes du royaume de France assez en bon état. Avec tout ce, le jeune roi Charles de France avoit trop grand’affection d’aller à main armée et à puissance de gens d’armes et de vaisseaux ens ou royaume d’Angleterre, et en avoit de son accord tous chevaliers et écuyers du royaume de France, et par espécial le duc de Bourgogne et le connétable de France, le comte de Saint-Pol, nonobstant qu’il eût épousé la sœur du roi Richard d’Angleterre, et le seigneur de Coucy. Et disoient ces seigneurs, et aussi la greigneur partie de la chevalerie de France : « Pourquoi n’allons-nous une fois en Angleterre voir le pays et les gens ? et apprendrons le chemin, ainsi comme les Anglois en leur temps Font appris en France. »

Donc il advint en celle année, l’an mil trois cent quatre vingt six, tant pour rompre et briser l’armée du duc de Lancastre, ou pour retraire hors de Galice et de Castille, que pour donner cremeur aux Anglois, pour voir et savoir comment ils se maintiendroient, les plus grands et les plus beaux apparens se firent en France ; et furent généralement tailles levées et assises sur toutes gens, tant en cités que en bonnes villes que au plat pays, et tant que, sus une année fut plus levé en France, que oncques n’avoit été vu puis cent ans ; et aussi les plus grands et les plus beaux apparens se firent par mer. Et tout l’été jusques au mois de septembre on ne fit que moudre farines et cuire biscuits à Tournay, à Lille, à Douay, à Arras, à Amiens, à Bethune, à Saint-Omer et à toutes les villes voisines de l’Escluse ; car telle étoit l’intention du roi et de son conseil, que à l’Escluse on monteront là en mer, et par là on iroit entrer en Angleterre et tout le pays détruire. Bien riches gens parmi le royaume de France, pour l’aide de ce voyage et pour avoir navires et vaisseaux assez, étoient taillés et taxés au tiers et au quart de leur chevance ; et plusieurs menues gens, payoient plus que ils n’avoient vaillant, et ce pour accomplir le payement des gens d’armes.

Mouvant d’Espaigne du port de Séville jusques en Prusse n’étoient nuls gros vaisseaux sur mer, où les François pussent mettre leur main ni l’arrêt, qui fut en leur prière ni en leur puissance, que tous ne fussent retenus pour le roi et pour ces gens. Avecques tout ce, les pourvéances de toutes parts arrivoient en Flandre et si grosses, de vins et de chairs salées, de foins, d’avoines, de tonneaux de sel, d’oignons, de verjus, de biscuit, de farine, de graisses, de moyeux d’œufs battus en tonneaux, et de toutes choses dont on se pouvoit aviser ni pour-penser, que, au temps avenir, qui ne le vit adoncques, il ne le voudra ou pourra croire. Et furent seigneurs priés, escripts et mandés jusques en Savoie, jusques en Allemagne, et sur le soleil couchant jusques en la terre au comte d’Armignac. Et furent priés ces deux lointains seigneurs à être en ce voyage avecques le roi ; et le comte de Savoie retenu à cinq cents lances de Savoyards ; et d’autre part le comte d’Armignac et le Dauphin d’Auvergne. Et quoique ces seigneurs fussent lointains et ne savoient, ni savoir ne pouvoient, à quelle fin celle armée se feroit, si faisoient-ils faire leurs pourvéances si grandes,