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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE XLI.


De plusieurs chevauchées que firent les Anglois et Navarrois sur les Espaignols.


Nouvelles vinrent au roi de Navarre et aux Anglois qui se tenoient à Saint-Jean du Pied des Ports que les Espaignols étoient délogés et retraits en leur pays ; si en furent par semblant tous courroucés, car volontiers les eussent combattus. Nonobstant ce ils se délogèrent de là où ils étoient et s’en vinrent vers Pampelune. Si trouvèrent le vicomte de Castelbon et le sire de l’Escun et les autres qui les reçurent liement. Quand ces gens d’armes et leurs routes se furent deux ou trois jours rafraîchis en Pampelune, ils eurent conseil que ils se départiroient et s’en iroient par garnisons pour être mieux au large, car les montagnes de Navarre sont trop dures et trop froides en hiver pour hostoyer, et trop y a de neiges. Si furent ordonnés les Anglois de aller à Tudelle ; et là allèrent ; et le comte de Pallas et messire Roger son frère s’en allèrent à Corelle ; et le sire de l’Escun au Pont la Royne, le vicomte de Castelbon à Mirande et Morel de Plessac à Castain ; ainsi se départirent ces gens d’armes ; et le roi de Navarre demeura à Pampelune en son hôtel.

Ainsi se tenoient ces garnisons en Navarre tout en paix et sans rien faire, et ne montrèrent point que en l’hiver ils voulsissent chevaucher ; de quoi aussi les Espaignols se départirent ; et s’en alla le roi D. Henry à Séville pour là séjourner, et y mena sa femme et ses enfans. Messire Thomas Trivet et ses compagnons, qui se tenoient à Tudelle et qui encore n’avoient rien fait depuis que ils étoient venus en Navarre, entendirent par leurs espies que les Espaignols étoient retraits ; si s’avisèrent que ils chevaucheroient devers Espaigne pour employer leurs gages ; car l’hiver, quoiqu’il fût moult avant, étoit si courtois que rien de froid n’y faisoit, mais aussi souef comme au temps de juin. Si mirent sus secrètement une chevauchée de gens d’armes, et le signifièrent au comte de Pallas et à messire Roger son frère ; et ils vinrent atout deux cents lances et trois cents pavescheurs[1]. Si s’assemblèrent tous à Tudelle ; et pouvoient être sept cents lances et douze cents archers et autant d’autres gens, brigans[2] et pavescheurs. Si firent charger sur sommiers grand’planté de pourvéances, et puis se départirent et vinrent loger droitement la vigille de Noël en une belle prairie sur une belle rivière au pied de la montagne de Mont-Cayeu, laquelle départ les trois royaumes de Navarre, Castille et Aragon ; et d’autre part la montagne, est un pays en Castille qui s’appelle Val de Sorie ; et fit ce jour si bel et si chaud que ils se dînèrent tous séants à table en purs leurs chefs.

Quand ils orent diné, tous les capitaines se trairent ensemble en conseil pour savoir comment ils se maintiendroient pour celle nuit, et si ils se tiendroient là le jour de Noël, ou si ils feroient aucun exploit d’armes ; car ils étoient à l’entrée de la terre de leurs ennemis. Conseillé fut que de nuit ils chevaucheroient, et viendroient à l’ajournement du jour de Noël écheller la cité du Val de Sorie. Ce conseil fut tenu et arrêté, et s’ordonnèrent toute manière de gens sur ce ; et ne devoient être à ce faire que trois cents lances, et demeureroit tout le demeurant et les gens de pied et leurs pourvéances là où ils étoient logés, jusques à lendemain que il leur seroit signifié comment ils auroient exploité. Le comte de Pallas atout cent lances, le vicomte de Castelbon atout cent lances et messire Trivet et sa route avoient guides qui les devoient mener ; et devoient chevaucher en trois routes et en trois aguets pour plus secrètement faire leur emprise, et mieux venir et plus aise à leur entente. Environ deux heures de nuit ils s’armèrent tous et furent à cheval, et n’avoient nulles trompettes ; mais les capitaines et les guides savoient bien les certains lieux où ils se devoient retrouver pour venir tous et d’un point devant le Val de Sorie. Et avoient jà monté la montagne et trépassé et chevauché sur les plains, quand un gresil et une noige va commencer si fort et si roide que merveilles fut, et la terre être toute couverte de nege ; pourquoi les guides perdirent tout leur chemin, et furent tous en grand détroit de nege et de froid ; et chevauchèrent jusques à lendemain à nonne, avant que ils pussent trouver l’un l’autre. Cette mésaventure

  1. Pavescheurs, soldats à pavois. Les pavescheurs étaient des soldats armés de pavesches, pavois, ou boucliers qui étaient particulièrement employés à couvrir ceux qui allaient à l’assaut, ou qui faisaient avancer et agir les machines de guerre dans les siéges.
  2. Soldats armés d’une brigandine.