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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/559

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LIVRE III.

l’armée qui se devoit faire par mer en Angleterre, car pour ces jours il séjournoit au Port de Portingal qui est une bonne cité, et là où le hâvre est un des beaux et des bien fréquentés de tout son royaume, que fit le duc de Lancastre ou plus tôt par les marchands qui retournoient en son pays. Si en fut tout réjoui, car on lui donnoit à entendre que Angleterre étoit toute perdue. Donc, au voire dire, il s’étoit un petit dissimulé devers le duc de Lancastre de non sitôt prendre sa fille pour mouillier. Si avoit-il toujours tenu et servi le duc et la duchesse de saluts et de paroles. Quand il fut justement informé du département du roi de France et du fait de l’Escluse, si appela son conseil et dit ; « Beaux seigneurs, vous savez comment le duc de Lancastre est en Galice, et la duchesse notre cousine avecques lui ; et si savez comment il fut ci en grand amour, et eûmes conseil et parlement ensemble ; et fut la fin telle, de moi et de lui, et le traité de nous et de notre conseil, que je dois prendre à femme Philippe sa fille. Je veuil persévérer en cel état ; et le veuil mander, car c’est raison, honorablement en Galice, ainsi comme il appartient à un tel seigneur comme le duc de Lancastre est, et aussi à moi qui suis roi de Portingal, car j’en vueil la dame faire roine. » — « Sire, répondirent ceux à qui il en parloit, vous avez raison, car ainsi lui avez-vous juré et promis. » — « Or avant, dit le roi de Portingal, qui envoyerons-nous devers le duc pour ramener la dame ? »

Lors fut nommé l’archevêque de Bragues et messire Jean Radighes de Sar[1]. Si leur fut dit, car on les manda ; pour l’heure que ils furent élus, ils n’étoient pas de-lez le roi. Ils entreprirent à faire le voyage liement ; si furent ordonnés deux cens lances pour aller et retourner avecques eux.

Or parlerons du siége que messire Thomas Moreaux, maréchal de l’ost, tenoit devant Ribedave et conterons comment il en avint.

Je crois bien que ceux de Ribedave cuidèrent bien être confortés du roi Jean de Castille et des chevaliers de France, lesquels ens ou Val-d’Olif se tenoient, autrement ils ne se fussent point tant tenus. Mais je ne sais comment vilains, qui n’avoient conseil que d’eux, se purent tant tenir contre fleur d’archers et de gens d’armes pour assaillir une ville, et comment ils ne s’ébahissoient point, car ils avoient tous les jours sans faute l’assaut. Et fut dit à messire Thomas Morel en manière de conseil, des plus vaillans chevaliers de sa route : « Sire, laissons celle ville ici, que le mal feu l’arde, et allons plus avant au pays devant Maurens, ou Noye, ou Betances. Toujours retournerons-nous moult bien ici. » — « Par ma foi ! répondit messire Thomas, jà ne nous avenra que vilains nous déconfisent, et y dussé-je être deux mois, si le duc ne me remande. » Ainsi étoit entré le maréchal en l’opinion de tenir le siége devant Ribedave.

Le roi Jean de Castille qui se tenoit au Val-d’Olif et qui avoit mandé espécialement secours en France, savoit bien et ouoit dire tous les jours comment ceux de Ribadave se tenoient vaillamment et ne se vouloient rendre, et lui ennuyoit de ce que, dès le commencement, quand les Anglois vinrent à la Coulongne, il n’y avoit mis en garnison des François, car bien s’y fussent tenus. « En nom Dieu, dit le Barrois des Barres, je suis durement courroucé que je n’y avois mis des François qui eussent moult réconforté les gens de la ville, et encore me déplaît grandement que je n’y suis ; à tout le moins eussé-je eu l’honneur que les vilains ont. Et si on m’eût dit véritablement : « C’est une telle ville et de telle force et de telle garde, » sans faute je l’eusse fait rafreschir et pourvoir et m’y fusse bouté à l’aventure. Aussi bien m’eût Dieu donné la grâce de la garder et défendre que ces vilains ont eue. »

Ainsi se devisoient en la présence du roi à la fois les chevaliers de France qui désiroient les armes ; et fut là dit au roi : « Sire, ce seroit bon que vous envoyassiez jusques à cent lances en la ville et au chastel de Noye pour le rafreschir et garder, afin que les Anglois ne soient seigneurs de la rivière de Doure. » — « C’est bon, dit le roi, car s’ils avoient et tenoient le chastel de la Coloigne, ils auroient les deux clefs de la terre de Galice ; et tant que cils doy forts seront miens et en mon obéissance, je suis et serai malgré tous mes ennemis sire de Galice, ni il n’est pas

  1. Duarte de Liaò dit que le roi envoya chercher la fille du duc de Lancastre par trois ambassadeurs, D. Lorenço, archevêque de Braga ; Vasco Martinez de Mello et Joaò Rodriguez de Sâ, dans le nom duquel il est facile de reconnaître le dernier ambassadeur désigné par Froissart.