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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/60

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nèrent boire. Depuis monta à cheval le sire de Bournesel et retourna à l’Escluse en son hôtel. Et vous dirai comment il lui chey. Quoique toutes ses pourvéances fussent appareillées et chargées et eût bon vent pour singler vers Escosse, il ne s’osa partir et mettre au danger de la mer ; car il lui fut dit qu’il étoit épié et avisé d’Anglois qui séjournoient à l’Escluse ; et que si il se mettoit en son voyage il seroit happé sur mer. Pour cette doute son voyage fut brisé ; et se partit de l’Escluse, et s’en retourna en France et à Paris de-lez le roi.


CHAPITRE XLVI.


Comment le roi de France escripvit au comte de Flandre qu’il éloignât de lui le duc de Bretagne, dont le comte ne voult rien faire, et comment le dit duc passa en Angleterre, et du mariage du comte de Saint-Pol à la sœur du roi Richard.


Vous devez savoir que le sire de Bournesel ne recorda mie moins au roi de France de l’aventure qui lui étoit avenue en Flandre, mais tout ainsi que la chose alloit ; et bien lui besognoit qu’il montrât diligence et excusance, car ie roi étoit moult émerveillé de son retour. À ce record que messire Pierre fit étoient plusieurs chevaliers de la chambre du roi ; et par espécial messire Jean de Ghistelles, de Hainaut, cousin au comte de Flandre, y étoit, qui engorgeoit[1] toutes les paroles du chevalier ; et tant que finablement il ne se put taire, pourtant que messire Pierre, ce lui sembloit, parloit trop avant sur la partie du comte. Si dit ainsi : « Je ne puis pas tant ouïr parler du comte de Flandre mon cher seigneur ; et si vous voulez dire, chevalier, que il soit tel comme vous dites ici, ni que il ait de son fait empêché votre voyage, je vous en appelle de champ et véez cy mon gage. » Le sire de Bournesel ne fut pas ébahi de répondre, et dit ainsi : « Messire Jean, je dis que je fus ainsi mené et pris du baillif de l’Escluse et amené devant le comte ; et toutes les paroles que j’ai dites, le comte de Flandre et le duc de Bretagne les ont dites ; et si vous voulez parler du contraire qu’il ne soit ainsi, je lèverai votre gage. » — « Oil, » répondit le sire de Ghistelles. À ces paroles, le roi se mélancolia et dit : « Allons, allons, nous n’en voulons plus ouïr. » Si se départit de la place et rentra en sa chambre avecques ses chambellans tant seulement, moult réjoui de ce que messire Pierre avoit si franchement parlé et relevé la parole de messire Jean de Ghistelles ; et dit ainsi, en riant : « Leur a-t-il bien mâché ! je n’en voudrois pas tenir vingt mille francs. » Depuis avint que messire Jean de Ghistelles fut si mal de cour, qui étoit chambellan du roi, que on le véoit envis ; et bien s’en aperçut ; si ne put souffrir les dangers, et prit congé du roi et se partit et s’en vint en Brabant devers le duc Wincelin de Brabant[2] qui le retint. Et le roi de France se tint dur informé sur le comte de Flandre, tant pour ce qu’il sembloit à plusieurs du royaume que il avoit empêché le seigneur de Bournesel à faire son voyage en Escosse, comme pour ce qu’il tenoit de-lez lui le duc de Bretagne son cousin qui étoit grandement en sa malivolence ; et aperçurent bien ceux qui de-lez le roi étoient, que le comte de Flandre n’étoit pas bien en sa grâce.

Un petit après cette avenue, le roi de France escripsit unes lettres moult dures devers le comte de Flandre son cousin ; et parloient ces lettres sur menace, pourtant qu’il soutenoit avecques lui le duc de Bretagne lequel il tenoit à ennemi. Le comte de Flandre rescripsit au roi et s’excusa au plus bellement qu’il pot, et bien le sçut faire. Cette excusance n’y valut riens que le roi de France ne lui renvoyât plus dures lettres, en remontrant que, si il ne éloignoit de sa compagnie le duc de Bretagne son adversaire, il lui feroit contraire. Quand le comte de Flandre vit que c’étoit acertes et que le roi de France le poursuivoit de si près, si ot avis de soi-même, car il étoit moult imaginatif, que il montreroit ces menaces à ses bonnes villes, et par espécial à ceux de la bonne ville de Gand, pour savoir que ils répondroient ; et envoya à Bruges, à Ypres et à Courtray ; et se partit, le duc de Bretagne en sa compagnie, et s’en vint à Gand et se logea à la Poterne. Si fut liement reçu des bourgeois, car à ce jour ils l’aimoient moult de-lez eux. Quand aucuns bourgeois des bonnes villes de Flandre qui envoyés y furent, ainsi que ordonné étoit, furent là tous assemblés, le comte les fit venir en une place et là remontrer

  1. Écoutait en murmurant dans la gorge.
  2. Wenceslas, duc de Luxembourg et frère de l’empereur d’Allemagne, Charles IV. Il devint duc de Brabant en 1347, par son mariage avec Jeanne, duchesse de Brabant, fille de Jean III le Triomphant, duc de Brabant.