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LIVRE III.

sçu, par aventure se fût-il avisé, et n’eût point mis en termes, ni avant, ce qu’il mit. Il se tenoit en la cité de Pampelune en Navarre. Là lui vint en imagination et volonté qu’il convenoit qu’il eût sur son pays, et prensist par taille, la somme de deux cens mille florins ; et manda son conseil ; et leur dit qu’il vouloit qu’il fût ainsi. Son conseil n’osa dire non, car il étoit moult cruel. Adonc furent mandés à venir à Pampelune les plus notables des cités et bonnes villes du royaume de Navarre. Tous y vinrent : nul ne l’osa délayer.

Quand ils furent tous venus là, et assemblés au palais du roi, il même, sans autre moyen ni avant parler, remontra la querelle, car ce fut un roi subtilement enlangagé ; et dit ainsi, tout conclu, qu’il lui convenoit avoir la somme de deux cens mille florins ; et vouloit qu’une taille s’en fit ; et montra comme le riche seroit à dix francs pour taille, le moyen à cinq francs, et le petit à un franc. Celle requête ébahit moult fort le peuple, car l’année devant il avoit eu une taille en son pays de Navarre, qui avoit monté à la somme de cent mille francs, pour le mariage de sa fille, madame Jeanne, au duc Jean de Bretagne ; et encore de celle taille avoit grand foison à payer.

Le roi, quand il eut requis sa demande, requit qu’il fût répondu. Ils demandèrent lors à avoir conseil et délai pour parler ensemble. Il leur donna quinze jours de conseil à être là, voire les chefs et les riches des cités et des bonnes villes. La chose se départit sur cel état.

Les nouvelles s’épandirent parmi Navarre, de celle grosse taille ; et toutes gens, et plus les uns que les autres, en furent tous ébahis. Au quinzième jour, tous retournèrent à Pampelune ; voire ceux des bonnes villes et cités, et qui souverainement y étoient ordonnés ; et furent environ quarante notables hommes chargés, de par le pays, pour répondre. Le roi fut présent à la réponse, et voult qu’ils répondissent en un grand verger qui étoit en le palais en sus de toutes gens et enclos de hauts murs. Quand ils répondirent, ils dirent ainsi, et tous d’un accord, qu’il n’étoit pas possible, en remontrant la povreté du royaume, et comment la taille passée n’étoit pas encore toute payée ; et que pour Dieu il y voulsist remédier, car le pays n’étoit point aisé de le faire. Quand il vit qu’il ne viendroit pas aisément à son entente, il se mélancolia, et se départit d’eux, en disant : « Vous êtes mal conseillées ; parlez encore ensemble. » Puis entra en ses chambres, et ses gens aussi ; et laissa ces bonnes gens en ce verger, bien enclos et enfermés de hauts murs de tous côtés ; et commanda que nul ne les laissât issir hors, et que petitement on leur donnât à boire et à manger. Là demeurèrent-ils au nud ciel, en grand’doutance de leurs vies ; ni nul n’en osoit parler. Et veut-on bien supposer que par contrainte il fût venu à son entente, car jà en fit-il jusques à trois mourir et décoler, qui étoient, tant comme à son opinion, les plus rebelles, pour donner crémeur et exemple aux autres.

Or avint soudainement, par merveilleuse incidence, que Dieu y envoya un grand miracle ; vous orrez comment, selon ce que je fus informé en la comté de Foix, à Ortais, en l’hôtel du comte, par les hommes de Pampelune même ; car il siéd à deux journées ou à trois de là. Et me fut dit que ce roi en son vivant avoit toujours aimé femmes ; et encore, en ces jours, avoit-il une très belle demoiselle à amie, où à la fois il se déportoit, car de grand temps avoit été veuf. Une nuit il avoit ju avec elle ; si s’en retourna en sa chambre tout frileux, et dit à un de ses valets de chambre : « Appareillez-moi ce lit, car je m’y vueil un petit coucher et reposer. » Il fut fait ; il se dépouilla, et se mit en ce lit.

Quand il fut couché, il commença à trembler de froid ; et ne se pouvoit échauffer, car jà avoit-il grand âge, et environ soixante ans[1] ; et avoit-on d’usage, que, pour le réchauffer en son lit, et le faire suer, on boutoit une buccine d’airain, et lui souffloit-on air volant. On dit que c’étoit eau ardente, et que cela le réchauffoit et le faisoit suer. Si comme on avoit fait autrefois, sans lui faire mal ni déplaisir de son corps ni de sa personne, adonc on lui fit comme on avoit de coutume ; mais lors se tourna la chose en pis pour le roi, ainsi que Dieu ou le diable le vouldrent, car flambe ardente se bouta en ce lit, entre les linceulx, par telle manière que le roi, qui étoit là couché et enveloppé entre ces linceulx, fut atteint de cette flambe. On n’y put oncques venir à temps, ni lui secourir, qu’il ne fût tout ars, jusques à la boudine ; mais pour ce ne

  1. Charles-le-Mauvais n’avait que cinquante-cinq ans deux mois et vingt-deux jours.