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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du roi et de son conseil : « Amiral, ordonnez-vous, et apprêtez-vous ; vous ferez ce voyage ; et n’emporterez autres lettres présentement au roi de Castille, fors de créance. C’est assez ; vous êtes bien informé de la matière, et sur quoi ni comment on vous envoye là. Dites bien à ce roi d’Espaigne qu’il avise, ou fasse aviser, et qu’il lise, ou fasse lire, les alliances, ordonnances, et promesses, jurées et scellées, qu’il a de nous, et nous de lui. Et retenez bien toutes les réponses qu’il vous fera, ni son conseil : parquoi nous nous puissions fonder sur icelles et régler de raison[1]. » L’amiral répondit : « Volontiers. » Depuis ne demeura mie l’amiral de France à Paris long terme, que toutes ses besognes furent prêtes. Si prit congé du roi et de ses oncles, et se départit ; et prit le chemin de Bourgogne, car il vouloit aller par Avignon, voir le pape et son frère, ainsi qu’il fit.

Nous nous souffrirons à parler de lui, et parlerons de Geoffroy Tête-Noire, et du siége qui étoit devant Ventadour-le-Chastel où dedans on l’avoit enclos ; mais encore avant retournerons-nous et parlerons du duc de Berry, qui avoit si grand désir de lui marier, qu’il le montra en l’année, car il eut femme : et si vous dirai quelle, et où il se maria.

CHAPITRE CXXXI.

Comment le duc Jean de Berry, oncle du roi, ayant failli au mariage de la fille de Lancastre, envoya vers le comte de Foix, pour avoir la fille du comte de Boulogne qu’il nourrissoit et gardoit.


Quand le duc de Berry vit qu’il avoit failli à la fille du duc de Lancastre, il fut informé et avisé que le comte de Boulogne avoit une belle fille qui s’appeloit Jeanne, fille de madame Aliénor de Comminges : mais elle n’étoit pas de-lez le père ni la mère : ainçois étoit au pays de Béarn, de-lez le comte de Foix, son grand ami et cousin : lequel comte l’avoit nourrie, élevée, et gardée bien doucement, et nettement traitée, l’espace de plus de neuf ans, en son chastel à Ortais et ; gouvernoit tout son état, que oncques père ni mère, ni ami qu’elle eût, puis que le gentil comte la prit en garde et en nourrisson, n’y avoit rien mis ; ni la damoiselle ny avoit nulluy coûté, fors au comte de Foix. Si avoit-il été par plusieurs fois requis et prié de son mariage : mais n’y avoit voulu entendre ; et répondoit à ceux qui lui en parloient, que la damoiselle étoit encore trop jeune. Et par espécial, messire Bernard d’Armignac, frère au comte d’Armignac, en avoit fait prier et parler par plusieurs fois ; et promettoit, que, s’il l’avoit par mariage, que la guerre seroit finie entre eux et lui, du challenge de la terre de Béarn, et, nonobstant toutes ces promesses, le comte n’en fit compte. Et s’excusoit et répondoit que sa cousine était trop jeune ; mais il disoit autre chose à ses gens, ainsi comme me dit messire Espaing du Lyon. « Ceux d’Armignac me veulent bien tenir pour bête, quand ils me requièrent de mon dommage. Si je leur donnois ma cousine, je les renforcerois et je m’affoiblirois. Jà tiennent-ils de force, et non de droit, la comté de Comminges qui est héritage de par sa mère et sa tante, à ma cousine de Boulogne. Je vueil bien qu’ils sachent que je ne la marierai jà en lieu, fors si fort et si puissant, qu’ils seront tenus en guerre pour son héritage de Comminges ; car ils n’ont de présent à répondre, fors à un homme mort, le comte de Boulogne, son père. » Donc il étoit avenu, que, quand le comte d’Armignac et messire Bernard son frère virent qu’ils n’y pouvoient venir, vivant leur tante, madame de Berry, ils en avoient parlé au duc de Berry, que ce seroit un beau mariage pour Jean de Berry son fils : dont le duc avoit envoyé suffisans messagers en Béarn, devers le comte de Foix, en priant, et tous mal-talens mis jus et pardonnés que du temps passé avoient eus ensemble, il pût avoir la damoiselle de Boulogne pour Jean son fils, en cause de mariage ; et que le comte de Boulogne, père de la damoiselle, le vouloit, l’accordoit, et s’y assentoit. Le comte de Foix avoit fait bonne chère aux ambassadeurs ; mais il s’étoit excusé, et disoit qu’elle étoit trop jeune : et, aussi quand sa cousine de Comminges comtesse de Boulogne, la lui bailla et délivra, et mit en garde et en charge, elle lui avoit fait jurer, que, sans son sçu, il ne la marieroit jà, en lieu quel qu’il fût. Si vouloit tenir son serment, et de l’enfreindre nul ne le devroit requerre. Et celle excusance

    deux messagers : Jean de Vienne, amiral de France, et Moler de Mauny, chambellan du roi.

  1. On lit dans les bases du traité rapporté par Ayala, que le roi de Castille, avant même l’arrivée des messagers, avait stipulé pour la conservation de son alliance avec la France.