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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ne fût justement examinée, visitée et mise au clair ; et si rien y avoit de différent ou de contraire à leur entendement, ils le faisoient en leur présence canceler et amender ; et disoient bien qu’ils ne vouloient rien mettre ni laisser en trouble. Et pour eux raisonnablement excuser, ils disoient que le françois qu’ils avoient appris chez eux d’enfance n’étoit pas de telle nature et condition que cil de France étoit, et duquel les clercs de droit en les traités et parlures usoient[1].

Tels obliques et propositions que je vous remontre éloignèrent moult les traités, et aussi ce que les François se tenoient francs de mettre à effet la charge dont ils étoient chargés de par le général conseil d’Angleterre, car ils demandoient à ravoir en restitution toutes les terres et appendances qui à la duché d’Aquitaine appartenoient, et les profits qui levés en avoient été depuis la guerre renouvelée, laquelle chose les François n’eussent jamais accordée. Bien vouloient donner les François aux Anglois le pays de Tarbe et de Bîgorre, le pays d’Agen et d’Agénois, la terre et pays de Pierregord et de Pierreguis[2] ; mais de Cahors, Rouergue, Quercy et de Limousin, ils ne vouloient rien bailler ni délivrer, ni de la comté de Ponthieu, ni de la comté de Guynes, non plus avant que les Anglois en tenoient au jour de ces traités. Si furent les seigneurs sur cel état plus de quinze jours. Et au conclure ce traité tant seulement, les quatre ducs ordonnèrent que, tout ainsi que proposé étoit et ordonné l’avoient, ils le signifieroient aux deux rois. Les deux ducs de France viendroient à Abbeville, et remontreroient ces traités au roi de France ; et si plus élargir il se vouloit de donner aux Anglois, point ils ne le débattroient ; mais ils prioient amoureusement à leurs cousins d’Angleterre que doucement ils voulsissent ces traités escripre et signifier au roi d’Angleterre, lequel montroit et avoit montré depuis deux ans que grand’affection il avoit de venir â paix entre France et Angleterre, leurs conjoints et leurs ahers. Les deux ducs d’Angleterre promirent ainsi de faire ; et devez savoir, si comme je fus adonc informé et de vérité, que le duc de Glocestre étoit trop plus fort à briser que ne fut le duc de Lancastre ; et pour ce que bien savoient son opinion ceux d’Angleterre, qui plus cher aimoient la guerre que la paix, y fut-il envoyé ; car bien savoient que rien ne passeroit que ce ne fût grandement à l’honneur de leur partie. Si se départirent les seigneurs, c’est à entendre les quatre ducs, amiablement l’un de l’autre, et pour être là au neuvième jour de ce département ; et retournèrent à Calais, et les autres ducs à Boulogne, et puis vinrent à Abbeville.

Quand ils furent venus en la bonne ville d’Abbeville, ils trouvèrent le roi de France qui là s’ébattoit et tenoit moult volontiers, car en Abbeville et environ Abbeville a tant d’ébattemens et de plaisances qu’en ville ni en cité qui soit en France. Et y a dedans la ville d’Abbeville un jardin très bel, enclos environnément de la belle rivière de Somme ; et là dedans ce clos se tenoit le roi de France moult volontiers ; et le plus des jours y soupoit ; et disoit à son frère d’Orléans et à son conseil que le séjour d’Abbeville lui faisoit grand bien.

Pour ces jours étoit avecques le roi de France, le roi Léon d’Arménie, et étoit nouvellement venu de Grèce et de dessus les frontières de son pays, car dedans n’avoit-il point entré, ni entrer ne pouvoit, si il ne se vouloit perdre ; car les Turcs l’avoient conquis et le tenoient contre toutes nations qui guerre leur vouloient faire, réservé la forte ville de Gourche[3], séant sur la mer, que les Gennevois tenoient et gardoient pour la doutance des Turcs : car si les Turcs avoient ce port, ils feroient moult de maux par mer aux Cypriens et chrétiens sur les bondes de Rhodes et de Candie ; et eût volontiers vu le roi d’Arménie que bonne paix fût en France et en Angleterre, afin que chevaliers et écuyers qui les armes demandent fussent allés en Grèce et lui eussent aidé le royaume d’Arménie à recouvrer.

Quand les deux oncles du roi furent venus à Abbeville, le roi les vit volontiers, ce fut raison, et leur demanda des traités comment ils se portoient. Ils lui recordèrent toute la pure vérité et sur quel état ils s’étoient départis. De tout ce fut le roi content et réjoui, montrant assez qu’il

  1. On voit que déjà le français des hommes de loi était un français barbare et inintelligible.
  2. Périgueux.
  3. Gorhigos.