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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gneurs ; et lui faisoient voie et avoir audience ceux qui porter et exaulser vouloient le pape d’Avignon. Or fut avisé au conseil du roi, et ne fut pas sitôt déterminé, mais à cet avis et conseil y rendit l’université grand’peine : que et fut dit ainsi, pour la plus saine partie ; qui pourroit tant faire et exploiter que on fit démettre ce Boniface et ce Bénédict hors de leur papalité, et tous les cardinaux hors de leur cardinalité ; et puis fussent pris clercs et vaillans prud’hommes et de grand’conscience ; et ces clercs, tant de l’empire d’Allemagne comme de France et d’autres nations, fussent mis ensemble, et cils, par le sens et délibération d’eux-mêmes et par bon conseil, sans faveur ni baubant, ni vouloir porter l’un plus que l’autre, retournassent et remissent l’église au point et au droit degré d’unité où elle devoit être ferme et estable, ce seroit bien labouré ; et par autre voie on ne véoit point que bonne conclusion y dût avoir, car l’orgueil du monde étoit si grand ès cœurs des seigneurs que chacun vouloit soutenir sa partie.

Cette imagination, proposée devant le roi, le duc d’Orléans, le duc de Bourgogne et leurs consaulx, sembla bonne ; et se aherdit le roi avec l’université qui proposée l’avoit ; et dit qu’il en escriproit volontiers, et envoieroit ses messagers devers le roi d’Allemagne et de Bohême, et devers les rois de Honguerie et d’Angleterre ; et se faisoit fort des rois de Castille, de Navarre, d’Arragon, de Sicile, de Naples et d’Escosse, qu’il les feroit obéir là où il obéiroit et son royaume. Cette proposition fut tenue, et par cause du bon moyen, et pour entamer les procès, le roi de France envoya ses lettres et ses messagers espéciaux à tous les rois dessus nommés. Celle chose ne fut pas sitôt faite ni recueillie, ni les messagers allés, ni retournés, ni rapportées réponses de leurs lettres.

En ces vacations trépassa de ce siècle à Paris, à la Sorbonne, ce vaillant clerc dont je parlois maintenant, maître Jean de Gignicourt, dont le roi de France et tous les seigneurs furent moult courroucés, et ceux de l’université, car son pareil ne demeura point à Paris ; et eût rendu très grand’diligence à l’église réformer et mettre en union parfaite.

CHAPITRE XXXVII.

De un clerc nommé maître Jean de Varennes.


En ce temps avoit un grand clerc de science et de prudence en Avignon, docteur de lois et auditeur du palais, et de nation de l’archevêché de Rheims, lequel on appeloit maître et sire Jean de Varennes ; et étoit, par sa science et les beaux services qu’il avoit faits, tant au pape Clément comme aux autres, grandement avancé et pourvu de bénéfices. Et étoit sur le point d’être évêque ou cardinal ; et avoit été chapelain au cardinal que on appeloit en Avignon Saint-Pierre de Luxembourg. Ce maître Jean de Varennes, comme bénéficier et avancé qu’il fût, résigna tous ses bénéfices et rompit tout son état ; et ne retint de tous ses bénéfices, pour vivre sobrement et petitement, que la channonie de Rheims, qui vaut en résidence environ cent francs, et en absence trente francs : puis se départit d’Avignon et s’en vint demeurer ès marches de Rheims en sa nation, en un village que on dit Saint-Lié ; et commença là à montrer sainte vie et belle, et à prêcher la foi et les œuvres de Notre Seigneur ; et moult autorisoit et exaulsoit le pape d’Avignon ; et disoit, quand il fut venu premièrement, qu’il étoit vrai pape ; et condamnoit moult celui de Rome en ses paroles ; et étoit moult hanté du peuple qui le venoit voir de tous pays pour la sainte vie sobre et honnête qu’il menoit, et tous les jours jeûnoit. Et pour les nobles et belles prédications qu’il disoit et faisoit, aucunes gens disoient que les cardinaux d’Avignon à cautelle l’avoient là envoyé pour eux exaulser et colorer, ou il étoit là venu remontrer sa vie, laquelle, tant que à la vue du monde, étoit courtoise, sainte et raisonnable, pour être élu à saint père. Ce maître Jean de Varennes ne vouloit pas que on l’appelât le saint homme de Saint-Lié, mais l’Auditeur ; et avoit la compagnie de sa mère ; et disoit tous les jours messe moult dévotement ; et tout ce que on lui donnoit de grâce, car a nullui il ne demandoit rien, il rendoit et faisoit rendre arrière pour Dieu. Nous nous souffrirons pour le présent à parler de lui et parlerons d’autres besognes, car la matière le requiert.