Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
[1394]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Lors commença Henry Cristède à parler et dit ainsi : « Il n’est point en mémoire que oncques roi d’Angleterre ait eu, pour aller en Irlande et faire guerre aux Irlandois, si grand appareil de gens d’armes et d’archers, comme le roi a eu celle saison, et tenu plus de neuf mois sur la frontière d’Irlande et à grands coûtages. Et tous ses dépens a payé trop volontiers son pays ; et tiennent tout à bien employé les marchands des cités et des bonnes villes d’Angleterre, quand ils voient que le roi est retourné à son honneur de ce voyage, et n’a fait sa guerre fors de gentils hommes et d’archers. Et étoient en la compagnie du roi bien largement quatre mille chevaliers et écuyers et trente mille archers, et tous bien payés et délivrés de semaine en semaine, tant que tous s’en contentent. Et vous dis, pour vous mieux informer de la vérité, que Irlande est un des malaisés pays du monde à guerroyer et à soumettre, car il est formé étrangement et sauvagement de hautes forêts, de grosses yauves[1], de crolières[2] et de lieux inhabitables ; et n’y sait-on comment entrer pour eux porter dommage et faire guerre ; car quand ils veulent, on ne sait à qui parler, ni on n’y trouve nulle ville. Et se recueillent Irlandois ès bois et forêts, et demeurent en tranchées faites dessous arbres, en haies et en buissons, ainsi comme bêtes sauvages. Et quand ils sentent que on vient sur eux pour faire guerre, et que on est entré en leur pays, ils se mettent par diverses voies et divers lieux ensemble ; si que on ne peut venir à eux. Et quand ils voient leur plus bel, ils tiennent bien l’avantage pour venir à leurs ennemis, car ils connoissent leur pays et sont très appertes gens ; et ne peut nul homme d’armes monté à cheval si fort courir, tant soit bien monté, qu’ils ne le atteignent ; et saillent de terre sur un cheval et embrassent un homme par derrière et le tirent jus, car ce sont trop fortes gens de bras ; ou tout en tenant, sur le cheval ils le lient si fort de bras, que cil qui est tenu d’eux ne se peut défendre. Et ont Irlandois couteaux aigus devant, à large allumelle à deux taillans, à la manière de fers de darde, dont ils occient leur ennemi ; et ne tiennent point un homme pour mort jusques à tant qu’ils lui ont coupé la gorge comme a un mouton ; et lui ouvrent le ventre, et en prennent le cœur, et l’emportent ; et disent les aucuns, qui connoissent leur nature, qu’ils le mangent[3] par grand délit[4] ; et ne prennent nul homme à rançon ; et quand ils voient qu’ils n’ont pas le plus bel d’aucunes rencontres que on leur fait, ils s’espartent et boutent en haies et en buissons et dedans terre ; et les perd-on ainsi, et ne sait-on qu’ils deviennent. Ni oncques messire Guillaume de Windesore, qui plus a tenu la frontière d’Irlande, en eux faisant guerre, que nul chevalier d’Angleterre, ne les a sçu tant guerroyer qu’il put apprendre la manière du pays, ni la condition des Irlandois, qui sont très dures gens, rudes et hautains, de gros engin et de diverse fréquentation et acointance. Et ne font compte de nulle joliveté ni de nul gentil homme, car quoique leur pays soit gouverné souverainement par rois[5], dont il y a grand’foison en

  1. Eaux.
  2. Tourbières. C’est ce que les Irlandais appellent bogs.
  3. L’Irlande était alors l’asile des aventuriers et des proscrits de toutes les nations, et était peuplée par des tribus sauvages et des colons aussi féroces que ses habitans les plus grossiers. Toute la population était distribuée en trois classes ; les Irlandais sauvages, les Irlandais rebelles et les Anglais soumis. Les Irlandais sauvages étaient les naturels du pays, qui s’étaient retirés dans l’intérieur au milieu des tourbières, des marais et des montagnes ; ils étaient gouvernés par leurs propres chefs et leurs propres lois, et étaient regardés par tous les autres comme leurs ennemis naturels ; ils étaient en dehors de la protection anglaise, et ce n’était pas un crime de les mettre à mort, même en temps de paix ; la loi ne protégeait leur vie ni ne vengeait leur mort. On conçoit qu’un tel état de choses ait pu nourrir dans les esprits une haine qui se soit portée aux plus grandes atrocités réciproques ; et chacun de son côté exagérait encore les crimes de son ennemi, ainsi qu’on le voit dans cet endroit de Froissart, où le chevalier anglais suppose que les Irlandais sauvages mangeaient le cœur de leurs ennemis comme un mets friand. La seconde classe, appelée Irlandais rebelles ou Anglais d’origine, descendait en partie des premiers conquérans qui avaient contracté des mariages avec les femmes du pays et avaient adopté leur habillement, leurs mœurs, leur langue et leurs costumes. Ils habitaient le pays situé entre la mer et le pays sauvage. Leur territoire était appelé English Pale. Les Anglais soumis étaient un mélange confus de soldats, de marchands, d’employés, qui occupaient les principaux ports et les petits terrains environnans, surtout dans la province de Leinster et sur les côtes orientales et méridionales. (Voyez l’Archéologie anglaise, t. xx, p. 16 et 17, et Cambden.)
  4. Délire.
  5. Les Irlandais sauvages étaient divisés en Septs, comme les Écossais en Clans, et chaque Sept avait son chef. Ces Septs étaient souvent en guerre les uns contre les autres. Le pouvoir de ces petits souverains ou Canfin-