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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/269

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LIVRE IV.

Hongriens ; car vous savez, qui fuit on le chasse. Les Hongriens fuyoient sans ordonnance ni arroi, et les Turcs les chassoient à pouvoir. Si en y eut de morts moult, et de pris en chasse. Toutefois Dieu aida le roi de Honguerie et le grand maître de Rhodes ; ils entrèrent dedans, eux septièmes seulement, et éloignèrent tantôt la rive ; autrement ils eussent été tous morts ou pris ; car les Turcs vinrent jusques au rivage ; et là eut grand’occision de ceux qui poursuivoient le roi et qui se cuidoient sauver.

Or, parlons des François et des Allemands qui se combattoîent vaillamment et moult d’armes y firent. Quand le sire de Montcaurel, un vaillant chevalier d’Artois, vit que la déconfiture tournoit sur eux, il avoit là un sien jeune fils, si dit à un écuyer : « Prends mon fils, si le mène, tu te peux bien partir, par celle aile là qui est toute ouverte ; sauve moi ma fame. J’attendrai l’aventure avecques les autres. »

L’enfant, quand il ouït parler son père, dit que point il ne se départiroit ni le lairroit. Mais le père fit tant à force que l’écuyer l’emmena et le mit hors du péril, et vinrent sur la Dunoe. Mais là endroit l’enfant de Montcaurel, qui étoit mérencolieux pour son père qu’il laissoit, fut noyé par grand’mésaventure entre deux barges, ni oncques nul ne le put sauver.

Messire Guillaume de la Trémoille étoit en la bataille et se combattit moult vaillamment ; et fit ce jour grand fait d’armes ; et fut là occis, et un sien fils sur lui.

Messire Jean de Vienne qui portoit la bannière Notre-Dame fit merveilles d’armes, mais il fut là occis, la bannière Notre-Dame entre ses poings. Ainsi fut-il trouvé.

Toute la force des seigneurs de France, qui pour ce jour furent à la besogne de Nicopoli, fut là ruée jus et détruite auques par la manière et ordonnance que je dis.

Messire Jean de Bourgogne, comte de Nevers, étoit en si grand arroi et si riche qu’il se pouvoit faire ; et aussi étoient messire Guy de la Trémoille, et plusieurs barons et chevaliers de Bourgogne, qui tous s’étoient efforcés pour l’amour de lui. Là eut deux écuyers de Picardie, vaillans hommes, lesquels s’étoient trouvés en plusieurs places de rencontres et de batailles, et en étoient partis et issus à leur honneur, et aussi firent-ils de la besogne de Nicopoli. Ce furent Guillaume de Bu et le Borgne de Montquel. Ces deux écuyers, par grand vaillance et fait d’armes et hardiment combattre, passèrent outre les batailles et retournèrent en la bataille par deux fois, où ils firent plusieurs appertises d’armes ; et là furent occis. À voir dire les chevaliers et écuyers de France qui là furent, et les étrangers d’autres nations, s’acquittèrent et portèrent au combat moult vaillamment, et y firent moult d’armes. Et si les Hongriens se fussent aussi vaillamment portés et acquittés que firent les François, la besogne fût autrement tournée que elle ne fit. Mais de tout le meschef, à considérer raison, les François en furent cause et coulpe, car par leur orgueil tout se perdit. Là avoit un chevalier de Picardie qui s’appeloit messire Jacques de Helly, lequel avoit demeuré en son temps en Turquie, et avoit servi en armes l’Amorath-Baquin, père à ce roi Basaach dont je parle présentement ; et savoit un peu parler de Turc. Quand il vit que la déconfiture couroit sur eux, si eut avis de soi sauver, car il véoit que qui pouvoit venir jusques à être pris, il se rendoit et mettoit à sauveté ; et Sarrasins, qui sont convoiteux sur or et argent, les prenoient et tournoient de côté et les sauvoient. Par celle manière fut-il sauvé de non être occis en la prise ; et aussi un écuyer de Tournesis qui se nommoit Jacques du Fay et avoit servi au roi de Tartarie, lequel roi s’appeloit Tanburin[1]. Et quand ce Jacques sçut les nouvelles que les François venoient en Turquie, il prit congé au roi de Tartarie, lequel lui donna assez légèrement ; si fut à la bataille là pris et sauvé proprement des gens du roi Tanburin de Tartarie qui là étoient ; car le roi Tanburin, à la prière et requête de l’Amorath y ayoit envoyé grand nombre de gens d’armes ; ainsi que tous rois chrétiens ou payens, quand mestier est, confortent l’un l’autre[2].

Ce grand dommage reçurent devant Nicopoli en Turquie les François[3] ; et furent tous morts

  1. Tamerlan.
  2. Ce fait est contraire à l’histoire.
  3. La fête de Saint-Simon et Saint-Jude, jour de la bataille, tombe le 28 octobre. La perte de la bataille de Nicopoli a eu les résultats les plus fâcheux sur le sort de l’empire grec, et a ouvert aux sultans les portes de Constantinople. De tous les écrivains français et étrangers, Froissart est celui qui a raconté avec plus de détails les divers événemens qui la précédèrent et la suivirent ;