Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1389]
23
LIVRE IV.

aurons endoctrinés de par nous, lesquels ordonneront de toutes les choses qui pour cette cause pourroient être faites ou avenir à faire ; et prions à tous les nobles chevaliers et écuyers étranges qui venir y voudront, que point ne veulent penser ni imaginer que nous fassions cette chose par orgueil, haine ou malveillance, mais pour les voir et avoir leur honorable compagnie et accointance, laquelle de tout cœur entièrement nous désirons. Et n’aura nulles de nos targes couvertes de fer ni d’acier, ni celles de ceux qui voudront à nous jouter, ni nous à eux ; ni nul autre avantage, fraude, barat ni mal engin, fors que par l’égard de ceux qui y seront commis des deux parties à garder les joutes. Et pour ce que tous gentils hommes nobles chevaliers et écuyers, auxquels cette chose viendra à connoissance, le tiennent pour ferme et estable, nous avons scellé ces lettres des sceaux de nos armes. Écrites, faites et données à Montpellier le vingtième jour du mois de novembre, en l’an de grâce de Notre Seigneur, mil trois cent quatre-vingt et neuf. » Et par dessous avoit Regnaut de Roye, Boucicault, Saint-Py.

De la haute emprise et courageuse des trois chevaliers fut le roi de France moult réjoui. Et avant que il voulsist concéder que la chose passât outre, fut la besogne grandement bien examinée, vue et regardée si nul membre de vice y pouvoit être entendu. Et sembloit à aucuns, qui premièrement à ce conseil pour avoir avis furent appelés, que la chose n’étoit pas raisonnable, pour tant que les armes se devoient faire si près de Calais, et que les Anglois pourroient tenir cette chose à atine d’orgueil et de présomption ; laquelle chose on devoit bien considérer, car trèves étoient données et jurées à tenir le terme de trois ans entre France et Angleterre ; si ne devoit-on pas sus escrutiner ni faire chose parquoi nulle dissension s’ensuivît entre les deux royaumes. Et furent ceux du conseil du roi plus d’un jour sur cet état que on ne savoit que faire, et le vouloit-on briser ; et disoient les sages que ce n’étoit pas bon de consentir à faire tous les propos des jeunes chevaliers, et que plus tôt en pouvoient croître et venir incidences de mal que de bien ; néanmoins le roi qui étoit jeune s’inclinoit trop grandement à l’opinion de ses chevaliers et disoit : « On leur laisse faire leur emprise ! ils sont jeunes et de grand’volonté, et si l’ont promis et juré à faire devant les dames de Montpellier ; nous voulons que la chose se commence et poursuive à leur loyal pouvoir. »

Quand on vit l’affection que le roi y avoit, nul ne l’osa contredire ni briser sa volonté ; et de ce furent les chevaliers tous réjouis ; et fut conclu et accordé que la chose se passeroit sur la forme et manière que les trois chevaliers avoient écrit, scellé et intitulé. Et demanda le roi en sa chambre les trois chevaliers et leur dit : « Boucicault, Regnaut et vous Saint-Py, en cette ordonnance gardez bien l’honneur de vous et de notre royaume ; et à tenir état rien n’y ait épargné, car nous ne vous faudrons point pour dix mille francs. » Les trois chevaliers s’agenouillèrent devant le roi et dirent : « Sire, grands mercis. »

Quand le roi de France eut pris ses ébattemens en la bonne ville de Montpellier environ quinze jours, le plus avec les dames et damoiselles, et il et ses consaulx eurent bien parfaitement entendu aux besognes nécessaires de la ville, car principalement c’étoit la cause pourquoi il y étoit venu, et tout réformé et mis en bon état selon l’avis et ordonnance de son plus espécial conseil, et ôté et abattu plusieurs oppressions dont les bonnes gens de la dite ville avoient été travaillés, il prit congé aux dames et aux damoiselles moult doucement ; puis si se départit un jour au matin et prit le chemin de Lymous et là dîna, et vint gésir à Saint-Hubert ; et lendemain, après boire du matin, il se départit et vint à Beziers où il fut recueilli à grand’joie, car moult le désiroient à voir les bonnes gens de la ville et du pays environ, de Pesenas, de Cabestan et de Narbonne, pour lui remontrer et jeter complaintes outre en sa présence sur un officier du duc de Berry, lequel on appeloit Betisac, qui tout avoit appovri le pays et les contrées d’environ où il avoit pu mettre les mains. Cil Betisac, depuis la cité d’Avignon, avoit toujours chevauché en la compagnie du conseil du roi ; et ne lui disoient pas ce qu’ils le pensoient à degarder et détruire de tous points : « Betisac, gardez-vous, car trop dures enquêtes se feront sur vous, et sont jà complaintes dures et crueuses à l’encontre de vous venues au roi ; » mais lui faisoient très bonne chère et le tenoient de gengles et de lobes, et lui promettoient de