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LIVRE IV.

sent, et pour tant veut-il que vous en soyez au-dessus et avisés, car il se doute de trahison. Par trop de fois les pays d’Auvergne et de Limousin eussent donné au rachat de Ventadour soixante mille francs, et ils l’offrent à présent pour dix mille, c’est qui met monseigneur et son conseil en soupçon. »

Les deux chevaliers de cette parole furent tout pensifs, et répondirent en disant : « Double sens vaut trop mieux que un seul. Vous dites bien ; et grands mercis de ce que vous nous avisez. Vous demeurerez ici de-lez nous, et nous aiderez à conseiller ; c’est bien raison : dedans deux jours vous verrez, et nous le verrons aussi, comment les besognes voudront porter. »

Messire Pierre Mespin répondit que il demeureroit volontiers, et demeura. Assez tôt après, les deux chevaliers dessus nommés envoyèrent un de leurs varlets au châtel de Ventadour, car trèves étoient, en signifiant aux capitaines Alain et Pierre Roux que les dix mille francs étoient tous prêts, et que ils tinssent leur convenant, ainsi que promis l’avoient. Ils répondirent que si feroient-ils, ni jà au contraire n’en iroient, et que quand ils voudroient qu’ils vinssent, ils leur nonceroient et signifieroient.

Alain et Pierre Roux qui à nul bien ne pensoient, si comme il fut sçu et prouvé sur eux, avoient jà leur fait tout bâti et ordonné pour prendre messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance ; et avoient jeté leur visée ainsi. À l’entrée du châtel de Ventadour par dedans, a une grosse tour qui est maîtresse et souveraine de la porte du châtel, ni sans cette tour on ne peut être seigneur du châtel, et tenoient toujours ceux du fort, pour les aventures, cette tour garnie de pourvéances et d’artillerie, afin que si surpris eussent été, leur retrait fût en la tour. Les deux Bretons, qui n’entendoient que à malice, pourvéirent cette tour de trente compagnons bien armés et adoubés[1], afin que, quand les François seroient dedans le châtel et ils cuideroient être tous maîtres et seigneurs du fort et assurés, sur le tard ces trente sourderoient hors et les prendroient et occiroient à volonté.

Tout ce ordonné, ils envoyèrent dire à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que ils vinssent sûrement, et apportassent avecques eux l’argent que apporter devoient, et on leur ouvriroit le fort. Les chevaliers François de ces nouvelles furent tout réveillés, et répondirent au varlet qui là étoit venu, et dirent : « Retourne vers tes maîtres, et leur dis de par nous que demain au matin nous irons celle part. » Le varlet partit et retourna arrière. Les chevaliers demeurèrent et eurent conseil et avis ensemble plus grand et plus fort que ils n’avoient eu au devant, pour cause des nouvelles que messire Pierre Mespin leur avoit apportées de par le duc de Berry. Ordonné fut, conclu et conseillé entre eux, que ils mettroient leurs gens en embûche assez près du châtel, et eux premiers iroient armés à la couverte et enverroient trente hommes des leurs, lesquels seroient aussi couvertement armés ; et eux venus et entrés dedans le fort de Ventadour, ils regarderoient bien parfaitement l’ordonnance et le convenant du fort ; et si nulle doute ni soupçon y pouvoient être ni naître, et si rien véoient que en doute les mît, ils sonneroient un cor et saisiroient le pont. Et le son de ce cor ouï, l’embûche saudroit avant à pointe d’éperons, et descendroient devant la porte et s’en saisiroient, et du châtel aussi.

Tout en telle manière comme ils ordonnèrent ils le firent. À lendemain ils furent tous pourvus et chevauchèrent devant ; et mirent en embûche bien largement six vingt lances ; et eux trentièmes, armés à la couverte, vinrent à Ventadour et menèrent messire Pierre Mespin avecques eux pour avoir plus de conseil, et n’oublièrent pas la finance, mais étoit en quatre pannerets moult faiticement sur deux forts chevaux de sommiers. Ils trouvèrent Alain et Pierre Roux à la barrière, lesquels l’ouvrirent toute arrière à l’encontre d’eux : ils passèrent outre. Quand ils furent outre et dedans la porte, Alain Roux et son frère la vouldrent reclorre, mais les chevaliers de France leur dirent : « Souffrez-vous marchandise léale ou non ? Vous savez que vous nous devez rendre le châtel, parmi dix mille francs payant, ils sont tous prêts. Vous le véez devant vous sur ces sommiers ; si nous tenez loyauté et nous le vous tiendrons aussi. » À ces paroles ne sçurent que répondre Alain Roux ni Pierre Roux, et pour mettre les Fran-

  1. Revêtus de toutes les armures défensives et offensives des chevaliers.