Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
575
DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

regard de sa dame, lance baissée, vous poignoit son destrier de telle vertu que plusieurs en abatoit en son encontre. Et tant bien s’y contenoit, que chacun s’esmerveilloit de ce qu’il faisoit ; car moult jeune d’âge encores en celuy temps estoit. Si faisoit à merveilles parler de luy ; et les dames et toutes gens par grand plaisir le regardoient, et grand plaid en tenoient. Que vous en feroye long compte ? Ainsi comme vous oyez croissoit amour, au courage de Bouciquaut désir et volonté d’estre vaillant. Si ne sera mie d’or-esnavant des derniers en toutes besongnes belles et honnorables ou employer se pourra. Toutes icelles pensées, et autres toutes bonnes volontés feit amour croistre et multiplier au courage de Bouciquaut, lequel bien le mit à effet, comme il apperra par la description de ses bons faicts et poursuite de chevalerie, si comme nous dirons cy après.

CHAPITRE IX.

Cy dit comment Bouciquaut fut faict chevalier, et des voyages de Flandres.

Affin que tous ceulx qui ce présent livre verront, et orront, sachent et voyent clairement comment sans juste cause ne sont mie meus les dessus dits chevaliers et gentilshommes, par lequel mouvement et ordonnance ce présent livre est faict, à vouloir et désirer que le nom du vaillant homme de qui nous voulons traicter en cestuy volume, soit mis en perpetuelle mémoire au monde, pour donner comme devant est dict exemple à tous ceulx qui désirent avenir au hault honneur de prouesse et chevalerie, en démonstrant qu’à ce ne peut nul attaindre sans grands travaux, et labeur continuel en armes, et en bons faicts, leur plaist que, après leur tesmoiguage autentique et digne de foy, je déclare et démonstre en ceste présente escripture tout au long et par quelle manière le bon Bouciquaut a employé sa vie diligemment et continuellement en exercice d’armes, et en faits de vaillance, et que en racontant ses faits, et les voyages où il fut, commençant dès sa première jeunesse jusques à ores, je puisse demonstrer s’il a son temps employé en oisiveté et folie. Pour entrer en la narration des choses touchées, il est à sçavoir que, environ le temps dessus dict, les Flamans se rebellèrent contre leur seigneur le comte de Flandres, et de fait le chassèrent. Pour laquelle chose le dict comte vint devers le roy de France Charles sixième du nom, qui à présent règne, comme à son souverain seigneur, requérir aide et secours contre iceulx, pour subjuguer et remettre en obéissance les villes de Flandres et le dict pays, si comme seigneur doit secourir son vassal, si besoing en a, et il l’en requiert. Et aussi à la prière du duc Philippe de Bourgongne, oncle du dict roy, lequel duc avoit espousé Marguerite, fille du susdict comte de Flandres, n’y envoya pas le roy tant seulement, ains luy mesme en propre personne y alla, accompaigné de ses oncles, et de ceulx de son noble sang, à moult grande baronnie, et très-grand ost de chevaliers et de gens d’armes. En celuy voyage alla le jouvencel Bouciquaut, qui encores estoit moult jeune : mais nonobstant son jeune âge y fut fait chevalier de la main du bon duc de Bourbon, oncle du roy, qui moult l’avoit cher, et en laquelle compaignie et soubs lequel il estoit. Là s’assemblèrent par leur présomption les Flamans à bataille contre leur souverain seigneur le roy de France, et contre leur naturel seigneur le comte de Flandres, dont, la mercy Dieu ! qui à toutes choses justement pourvoit, leur en prist comme il doit faire à tous subjects qui contre leur seigneur se rebellent. Car en leurs pays mesmes, ès plaines de Rosebech, furent (présent le roy, estant armé en la bataille, nonobstant qu’il fust encores enfant,) mors et desconfits soixante mille Flamans. Advint en icelle bataille que le chevalier nouvel dont nous parlons, se voult, par son grande hardement, coupler main à main à un Flamand grand et corsu. Si le cuida férir à deux mains de la hache qu’il tenoit. Le Flamand, qui le vit de petit corsaige, présuma bien que encore estoit enfant ; si le desprisa, et si grand coup le frappa sur le manche de sa hache que il luy fit voler des poings, en luy disant ; « Va téter, va enfant. Or vois-je bien que les François ont faute de gens, quand les enfans mènent en bataille. » Bouciquaut, qui ce ouït, et qui grand deuil eut que sa hache estoit perdue, tira tantost la dague, et soudainement se fiche soubs les bras de l’autre, qui jamais ne l’eust cuidé. Si luy donna si grand coup au dessoubs de la poitrine, que il faulsa tout le harnois, et avec toute la dague luy ficha ès costés, et cil chéit en terre de la douleur qu’il sentit, ne