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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/599

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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

elle en un seul moment rué jus ? Ô Hannibal, grand empereur de Carthage, ne te peux-tu plaindre de ceste faulse déesse ? Ne se joua-elle pas bien de toy à la pelote, quand elle te mit si hault que tu surmontas, vainquis et subjuguas la grand force des Romains, et que tu ne redoutois tout le monde, puis après, quand elle t’eust accueilly, en haine, elle te alla minant par plusieurs malheurs, et tant que elle te conduisit au poinct que il n’étoit nul homme plus povre de toy ? Car avec ce que tout avois perdu, il n’y avoit lieu ni place sur terre où tu osasses ne peusses à seur héberger ; et enfin atant te mena la desloyale que tu fus contrainct par désespoir de toi mesme occire par dur venin. Que dirons-nous de Pompée le très excellent prince romain, lequel, après que il eut conquis une grande partie du monde, chut tellement ès durs lacs de fortune, que au dernier fut contrainct fuir misérablement à refuge au roy Ptolomée d’Égypte, que il cuidoit estre son ami, pour ce que il l’avoit remis par sa puissance au droict de son royaume ? Mais ce fut bien fortune qui là le conduisit, car le desloyal roy ingrat traîtreusement le fit occire. Ha fortune ! fortune ! trop fol est cil qui ne redoubte la mutabilité de tes doubles visaiges, et qui toujours te cuide tenir en esgale beauté. Car en peu d’heures souventes fois se change la prospérité en quoy tu sçais les hommes hault exaucer.

CHAPITRE XXIV.

De la fière bataille que on dict de Hongrie, qui fut des chrestiens contre les Turcs.

À revenir à ma matière, quand le roy de Hongrie avec son ost fut arrivé devant la ville de Nicopoli, il se logea par grande ordonnance, et tantost fit commencer deux belles mines par dessoubs terre, lesquelles furent faictes et menées jusques à la muraille de la ville. Et furent si larges que trois hommes d’armes pouvoient combatre tout d’un front. Si demeura à celuy siége bien quinze jours. En ces entrefaites les Turcs ne musèrent mie : ains firent très grand appareil pour courir sus au roy de Hongrie. Mais ce fut si célement que oncques le roi n’en sceut rien. Et ne sçai s’il y eut trahison en ses espies, ou comment il en alla : car combien que il eust estably assez de gens pour bien prendre garde au dessein des Sarrasins, n’en avoit-on ouy nouvelles jusques à celui quinzième jour que il avoit esté au siége, pour laquelle cause ne se donnoit d’eulx nulle garde. Quand vint le seizième jour jusques à l’heure de disner, vindrent messaiges batans, au roi, dire : que le Basat avec ses Turcs estoit à merveilleusement grande armée si près d’illec, que à peine seroit jamais à temps armé son ost et ses batailles mises en ordonnance. Quand le roy, qui estoit en son logis, ouyt ces nouvelles, il fut moult esbahy. Si manda hastivement par les logis que chascun s’armast et saillit hors des logis. Si pouvez savoir que en peu d’heure fut cel ost moult esmu. Chascun y courut aux armes qui mieulx mieulx. Jà estoit le roi aux champs quand on vint dire au comte de Nevers qui séoit à table, et aux François, que les Turcs estoyent au plus près de là, et que le roy estoit tout hors des logis en plains champs, en ordonnance pour livrer la bataille. De ce se debvoient tenir aulcunement mal contens le comte de Nevers et les seigneurs françois, que plustôt ne leur avoit le roy mandé ; mais encores me doubte que il leur face plus mauvais tours. Celle nouvelle ouye tantost saillit le comte de Nevers et les siens en pieds, et vistement s’armèrent. Si montèrent à cheval et se mirent en très belle ordonnance, et ainsi allèrent devers le roy, que ils trouvèrent jà en très belle bataille et bien ordonnée, et ja pouvoient venir devant eulx les bannières de leurs ennemis. Et est à savoir sur ce pas cy, que, sauve la grâce des diseurs, qui ont dict et rapporté du faict de la bataille que nos gens y fuirent et allèrent comme bestes sans ordonnance, puis dix, puis douze, puis vingt, et que par ce furent occis par troupeaux au feur que ils venoient, que ce n’est mie vray. Car comme ont rapporté à moy qui après leurs relations l’ay escript, des plus notables en vaillance et chevaliers qui y fussent, et qui sont dignes de croire sans faille, le comte de Nevers et tous les seigneurs et barons françois, avec tous les François que ils avoient menés, arrivèrent devers le roy tout à temps pour eulx mettre en très belle ordonnance, laquelle chose ils firent si bien et si bel que à tel cas appartient. Et la bannière de Nostre-Dame que les François ont accoustumé de porter en bataille, bailla le comte à porter à messire Jean de Vienne, admiral de France,