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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/603

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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

savoir, vous qui ce oyez, si grand douleur avoit au cœur, luy qui est un très bon et bénin seigneur, et si grand mal luy faisoit d’ainsi veoir martirer ses bons et loyaulx compagnons, et ses gens, qui tant luy avoient esté féaulx, et qui si preux par excellence estoient. Certes, je croy que tant luy en douloit le cœur que il voulsist à celle mort estre de leur compaignie. Et ainsi l’un après l’autre on les menoit au martyre, ainsi comme jadis on faisoit les benoists martyrs ; et là on les frappoit horriblement de grands cousteaux par testes, par poitrines, et par espaules, que on leur abatoit jus sans nulle pitié. Si peult-on savoir à quels piteux visaiges estoient menés à celle piteuse procession ; car tout ainsi que le boucher traisne l’aigneau au lieu de sa mort, estoyent là menés sans nul mot sonner, pour occire devant le tyran les bons chrestiens. Mais nonobstant fust ceste mort moult dure, et le cas très piteux, toutefois tout bon chrestien doibt tenir que très heureux furent et de bonne heure nés de telle mort recevoir ; car une fois leur convenoit mourir, et Dieu leur donna la grâce que ils moururent de la plus saincte et digne mort que chrestien puisse mourir, selon que nous tenons en nostre foy, qui est pour l’exaussement de la foy chrestienne, et estre accompaignés avec les benoists martyrs, qui sont les plus heureux de tous les ordres des autres saincts de paradis. Si n’est mie doubte que, s’ils le receurent en bon gré, que ils sont saincts en paradis. À icelle piteuse procession fut mené le mareschal de France Bouciquaut tout nud, fors de ses petits draps. Mais Dieu, qui voult garder son servant pour le bien qu’il debvoit faire le temps à venir, tant en vengeant sur Sarrasins la mort de celle glorieuse compaignie, comme des autres grans biens qui par son bon sens et à cause de luy debvoient advenir, fit que le comte de Nevers, sur le poinct que on vouloit férir sur luy, le va regarder moult piteusement, et le mareschal luy. Adonc prist merveilleusement à douloir le cœur au dict comte de la mort de si vaillant homme, et luy souvint du grand bien, de la prouesse, loyauté et vaillance qui estoit en luy. Si l’advisa Dieu tout soubdainement de joindre les deux doigts ensemble de ses deux mains en regardant le Basat, et fit signe qu’il luy estoit comme son propre frère, et qu’il le repitast : lequel signe le Basat entendit tantost, et le fit laisser. Quand celle dure exécution fut parfaicte, et que tout le champ estoit jonché de corps de benoists martyrs, tant de François comme d’autres gens de diverses contrées, le maudit le Basat se leva de là, et ordonna que le mareschal qui de mort avoit esté respité fust mené en prison en une grande bonne ville de Turquie appelée Burse. Si fut faict son commandement, et là fut tenu jusques à la venue du dict Basat.

CHAPITRE XXVI.

Comment les nouvelles vindrent en France de la dure desconfiture de nos gens et le deuil qui y fut mené.

Après ceste mortelle desconfiture, fut là grand pitié des chrestiens françois et autres qui estoient là allés pour servir le comte de Nevers et les autres seigneurs, chevaliers et escuyers, si comme chappellains, clercs, varlets, paiges, et aultres gens qui ne s’armoient mie, et mesmement d’aulcuns gentils hommes qui eschappèrent de la bataille. Si n’estoit pas petit l’esbahissement de eulx trouver en tel party sans chef, entre les mains des Sarrasins. Si estoient comme brebis esparses sans pasteur entre les loups. Adonc prist à fuir qui fuir put hastivement au fleuve de la Dunoe à refuge, comme si ce fust lieu de leur sauvement, comme gent esperdue, et que peur de mort chassoit de péril en aultre. Là se fichèrent ès bateaux que ils trouvèrent, qui premier y put venir ; mais tant les chargeoient que à peu n’enfondroient, et que tous ne périssoient ensemble. Les autres, qui advenir n’y pouvoient, despouilloient leurs draps, et à nager se mettoient : mais la plus grand part en périt, pour ce que trop est ceste rivière large et courante. Si ne leur pouvoit durer haleine tant que ils fussent arrivés : et des noyés en y eut sans nombre. De ceulx qui eschappèrent en revint en France aulcuns gentils hommes et autres qui rapportèrent les douloureuses nouvelles ; et aussi les propres messaigers que le comte de Nevers envoya au duc de Bourgongne son père, et les aultres seigneurs aussi à leurs pères et parens, Quand ces nouvelles furent sçues et publiées, nul ne pourroit deviser le grand deuil qui fut mené en France, tant du duc de Bourgongne, qui de son fils se doubtoit que pour argent ne le pust r’avoir et qu’on le fist mourir, comme